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Pays : Russie

Qui voulait la peau de Daria Douguina ?

Qui voulait la peau de Daria Douguina ?

L’assassinat de Daria Douguina, fille d’Alexandre Douguine, n’a guère été commenté par les médias français, mais il pourrait avoir des conséquences politiques majeures, notamment sur l’actuelle guerre en Ukraine. Et il est une occasion de réfléchir sur l’idéologie de Douguine (et son influence sur Vladimir Poutine). Nous proposons donc coup sur coup deux articles de catholiques françaises, aux analyses manifestement opposées, mais complémentaires pour tenter de comprendre à la fois ce monde intellectuel et spirituel qui nous est tellement étranger et les enjeux géopolitiques. Tout d’abord, cet article de Raphaëlle Auclert, docteur en études russes, portant principalement sur le refus du mondialisme “occidental” d’Alexandre et Daria Douguine. Puis, dans quelques minutes, un article de notre amie la journaliste Jeanne Smits sur leur idéologie gnostique.

La rédaction

 

Une voiture en flammes sur une autoroute de nuit. Des policiers qui s’affairent autour d’éclats de tôle épars et un père dévasté qui se tient la tête dans les mains : on se croirait dans un roman de John Le Carré mais, malheureusement, ces images sont bien réelles et datent de quelques jours seulement. Samedi dernier, Daria Douguina a péri dans l’explosion criminelle de son véhicule dans les environs de Moscou. Agée de 29 ans à peine, elle était la fille du géopolitologue Alexandre Douguine, théoricien du néo-eurasisme qui fut au début des années 2000 un proche conseiller du président Vladimir Poutine. Revenons sur cette tragédie et ses conséquences à court et moyen terme.

Un jeune espoir des antimondialistes

Daria Douguina était philosophe de formation et travaillait comme journaliste pour des médias loyalistes tels que RT, Tsargrad et Zvezda. Dans ses articles, elle appliquait les concepts paternels de « monde russe » et de « néo-eurasisme », théorie qui oppose une Russie imprégnée de tradition et de spiritualité à un Occident décadent et impérialiste dominé par les thalassocraties, Etats-Unis et Grande Bretagne. Mais elle ne se contentait pas d’être une « fille de » ; sa force était de casser les clichés un tantinet rétrogrades des tradis orthodoxes pour offrir aux patriotes un visage jeune et avenant, le sien. Détail inattendu, la jeune Douguina était une adepte de la musique électronique et avait même cofondé un groupe. Au cours de ses études à l’Université d’Etat de Moscou, elle avait passé un an à l’université de Bordeaux III où elle s’était liée avec de jeunes souverainistes français et notamment avec Marion Maréchal.

En outre, les deux jeunes femmes ont beaucoup en commun, à commencer par leur origine sociale (la « nomenklatura » politique) et leur capacité à incarner les idées héritées de leur famille avec leur énergie et le style de leur génération. Comme son père francophile et francophone, elle était une observatrice attentive de la politique française et avait commenté l’issue des élections : bien sûr, ses sympathies allaient vers le discours patriote de Le Pen et sa dénonciation des effets contre-productifs des sanctions contre la Russie, mais elle appréciait beaucoup le bagout de Mélenchon et sa critique irrévérente de l’OTAN.

Sur le plan géopolitique, elle avait soutenu l’opération spéciale russe en Ukraine, la justifiant par la nécessité de provoquer un changement de régime à Kiev, « celui-ci n’étant qu’une marionnette de l’Occident. » Le nouveau régime empêcherait l’expansion de l’OTAN jusqu’à la frontière russe et mettrait fin au calvaire des habitants des républiques de Donetsk et Lougansk. En juin elle s’était rendue à Donetsk et Marioupol et avait publié des photos et vidéos prises sur place, notamment à l’usine Azovstal. Ce reportage lui valut de figurer sur la liste noire du Foreign Office britannique en tant qu’« auteur régulier et reconnu de désinformation au sujet de l’Ukraine » ; plus tôt en mars, elle avait été fichée comme « propagandiste pro-Kremlin » par les Australiens, les Américains et les Canadiens pour ses activités de rédactrice en chef du site United World International. A la fin de l’automne doit paraître Le livre Z, rassemblant des textes de participants et témoins de la guerre, et où figurera sa contribution intitulée « Novorossia et la métaphysique de la marche. »

On l’aura compris, Daria Douguina était l’anti- Navalny, cette idole des libéraux russes et européens, le gendre idéal au charme éventé qui, pour tenter de sortir de l’oubli de ses geôles, multipliait depuis le début de la guerre les déclarations pro-otaniennes. Elle aimait son pays passionnément et allait au devant du danger pour le défendre dans la guerre mondiale de l’information. Sans cette attaque, elle aurait sans aucun doute rejoint les rangs de l’élite politique conservatrice russe.

Précisons que Daria Douguina était bien la cible de l’attentat. Ce fait a été établi par les enquêteurs russes, contrairement à des suppositions ayant circulé dans les premières heures, selon lesquelles c’est son père qui aurait visé. Entre autres détails, l’assassin avait loué depuis juin un appartement dans l’immeuble de sa victime pour mieux surveiller ses déplacements. D’ailleurs, l’intérêt de frapper une figure montante des médias et de la politique russes était bien supérieur à celui de s’en prendre à Douguine, un vieux briscard ayant déjà toute son œuvre derrière lui ; autant empoisonner  Jean-Marie Le Pen ! Et puis, quel plus cruel châtiment y avait-il pour l’architecte de la doctrine stratégique russe que de lui prendre sa fille ? Plus qu’un assassinat politique, cet acte odieux est à l’évidence celui de fanatiques, guidés par la seule haine de ceux qui ne pensent pas comme eux.

De la piste ukrainienne aux méthodes de Guerre froide

Les hypothèses les plus farfelues ont été évoquées ces derniers jours au sujet des coupables. Le journaliste d’opposition pro-ukrainien Andreï Piontkovski affirmait que l’assassinat de Daria Douguina devait être attribué aux services de sécurité russes pour, selon lui, « envoyer un avertissement aux partisans de Douguine qui voudraient que Poutine montre plus de détermination dans la destruction de l’Ukraine ».  Outre que l’argument est fallacieux, Douguine n’ayant jamais appelé à la destruction de l’Ukraine,[1] il néglige le fait que le terrorisme d’Etat n’est pas de mise dans la Russie d’aujourd’hui. En effet, le pouvoir de Poutine bénéficie d’une bonne assise dans le peuple russe, gagnée à la fois par sa longévité et par l’émergence d’une classe moyenne au cours des deux dernières décennies. Or, n’oublions pas que l’assassinat politique porte en germe l’instabilité et le délitement. Instrument classique des luttes de pouvoir au lendemain de révolutions (souvenons des décennies 1790 ou 1940 en France et 1930 ou 1990 en Russie), il devient inutile voire dangereux dans un régime arrivé à sa pleine maturité. Du reste, ce dernier dispose toujours d’un arsenal de moyens de pression moraux, financiers, judiciaires et politiques pour renforcer ou amoindrir l’influence d’une personne. Enfin, à considérer les conséquences catastrophiques pour l’image de la Russie de ce genre d’événements, on imagine mal les autorités organiser leur propre mise au pilori dans la presse internationale… comme si elles avaient besoin de cela en ce moment !

D’après les résultats de l’enquête menée par le FSB, l’assassin se nommerait Natalia Vovk, une citoyenne ukrainienne née en 1979. Elle serait membre du régiment Azov et aurait bénéficié du soutien logistique des services secrets ukrainiens. Elle se serait installée dans l’immeuble de Daria Douguina il y a deux mois pour connaître ses habitudes, puis l’aurait suivie au festival « Tradition » avant de placer une bombe sous sa voiture. L’arme aurait été déclenchée à distance lorsque Douguina rentrait chez elle et Vovk aurait ensuite gagné l’Estonie. La célérité du FSB dans cette affaire (deux jours !) peut surprendre, néanmoins il ne faut pas pour autant rejeter l’explication officielle, qui est tout à fait plausible. Autre élément corroborant la piste ukrainienne : le site du centre Mirotvorets (littéralement « le soldat de la paix »), basé en Ukraine et qui y est reconnu depuis 2016 comme média d’information, a ajouté ces derniers jours sur la fiche de Daria Douguina la mention « liquidée ». Rappelons que l’activité de ce centre douteux – bien qu’autorisé par le pouvoir de Kiev – consiste à publier sur leur site des photos de cadavres décomposés de soldats russes et à jeter en pâture les personnes pro-russes ou supposées telles en y affichant leurs photo et coordonnées personnelles. Ceci posé, il n’est pas exclu qu’on ignore le fin mot de cette affaire. A vrai dire, l(es) exécutant(s) importe(nt) peu.

Plus intéressant est le style de cet assassinat, qui n’est pas sans rappeler les méthodes de la Guerre froide : nous évoquions plus haut John Le Carré, or on se souvient de la tentative ratée d’assassinat en 1948 contre le chef du parti communiste italien Palmiro Togliatti et de l’assassinat en 1973 du président marxiste chilien Salvador Allende. A chaque fois, la cible était un ennemi idéologique des Etats-Unis doté d’une personnalité charismatique. Daria Douguina, fichée sur liste noire, partisane du monde russe et étoile montante des réseaux, faisait partie sans nul doute de ces pions gênants sur le grand échiquier.

Quelles conséquences politiques peut-on attendre ?

Auparavant, les seuls attentats qu’avaient connus le pays étaient le fait d’islamistes tchétchènes qui, pour aussi terrifiants qu’ils fussent, étaient rattachés au territoire national. Malgré la composante religieuse, leurs actions restaient dans le cadre de revendications d’indépendantistes comme en connaît la France, avec le Pays basque ou la Corse par exemple. En revanche, avec la mort de Daria Douguina, la Russie est touchée en plein cœur par un ennemi extérieur.

Partant, deux pièges sont à éviter, celui de l’ire intérieure et extérieure. La colère est une réaction, donc une manière de subjuguer sa volonté aux actes ou aux paroles d’un autre. Durant la Guerre froide et après, l’Union soviétique puis la Russie ont longtemps eu le tort d’être dans le registre de la réaction. Pour cette raison, la Russie avait souvent un coup de retard et n’était pas en mesure de mener le combat idéologique. Avec la doctrine de Douguine, même si son volet mystique est discutable à certains égards, puis le discours de Poutine à Munich en 2007, la Russie a affirmé son intention de fixer elle-même les termes du débat et de définir son propre paradigme spirituel, philosophique et culturel. Autrement dit, elle s’est mise en position de force chez elle et sur l’arène internationale, comme prêtant l’oreille à une réminiscence de Zbignew Brzezinski lorsqu’il disait dans son article « Géostratégie de l’Eurasie » : « le rôle sur le long terme de la Russie en Eurasie dépendra largement de la façon dont elle se définira elle-même ».

Il est ici crucial de rester fidèle à sa propre ligne et de ne pas s’aliéner. Toute réaction impulsive est donc à proscrire. Sur le plan intérieur, cela consisterait à réagir comme l’avaient fait les Etats-Unis en 2001 avec des mesures de type Patriot Act, qui sous-prétexte de traque de la menace intérieure réduiraient drastiquement les libertés individuelles. En outre, cette décision reviendrait à donner davantage encore les coudées franches à une bureaucratie déjà envahissante et qui, pour autant qu’elle permette de lester le régime avec une classe de fonctionnaires acquis à sa cause, alourdit beaucoup la vie courante et suscite beaucoup de mécontentement.

A l’extérieur, une mauvaise réaction pourrait être de lancer un assaut de grande ampleur en représailles de l’attentat pour réaffirmer la puissance russe et l’inviolabilité de son territoire. Une telle offensive causerait inévitablement de lourdes pertes de part et d’autre sans pour autant être décisive. Elle casserait le rythme de progression lente et méthodique de l’armée russe et ternirait son image d’un état-major qui prend pour cible les installations militaires et stratégiques en évitant les habitations. Notons qu’il y a fort à parier qu’un des buts de cet attentat était de remonter le moral des troupes ukrainiennes, composées de malheureux conscrits envoyés de force se faire hacher menu, à telle enseigne qu’il n’y aura bientôt plus personne pour manier les armes livrées généreusement par les Etats-Unis et l’Union européenne.

Alors que faire devant ce crime odieux ? Ne pas réagir, mais persévérer. Après la mort de sa fille, Douguine n’a pas demandé vengeance ; « ils n’écraseront pas notre volonté par la terreur (…) il nous faut la victoire ». Cette mort barbare n’appelle pas de réaction, elle est le reflet de ses coupables. Et que ceux qui disent « qu’elle l’a bien cherché » en défendant son opinion, et qui tenaient déjà le même discours lors des massacres de Charlie Hebdo ou de Samuel Paty, réfléchissent un seul instant au monde qu’ils appellent pour eux-mêmes et pour leurs enfants : un monde lisse et froid comme une lame de rasoir, ne tolérant aucun pluralisme de culture ni d’opinion.

On peut se demander où est l’Europe, et surtout où est la France dans ce monde lisse et normé comme un formulaire de la sécu ? Il faut croire qu’elle s’y sent très bien, au vu de l’absence totale de marque de compassion de nos politiques et de nos médias – à l’exception des milieux patriotes prorusses – envers la Russie pour l’assassinat d’une de ses enfants. L’ambassade de France à Moscou ne s’en est pas émue une seconde. Seraient-ils tous aussi muets si une chose semblable était arrivée au fils Sarkozy pendant la guerre en Libye, ou encore au fils Fabius, à la fille BHL ou à la petite-fille Le Pen ? N’auraient-ils qu’un silence blasé à opposer à cette barbarie ?

Ce silence indifférent, comme celui de l’absence de Daria Douguina, est le même que celui laissé chez nous par la Cancel culture, cette machine à effacer toute voix dissidente, c’est-à-dire trop virile, trop patriote et trop catholique. Alors, pour sa mémoire et pour notre avenir, ne restons plus silencieux et, comme elle, affirmons tout haut notre foi et notre identité.

[1] « Notre opération en Ukraine est un défi au monde unipolaire ; de son issue dépendra l’émergence d’un nouvel ordre mondial », interview d’Alexandre Douguine au journal turc Turkiye Gazetesi, 11 avril 2022.

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