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Valeurs chrétiennes : Culture

Prétendre que l’Eglise a provoqué la chute de Rome est un anachronisme

Dans un entretien au R&N, Michel de Jaeghere (Les derniers jours : la fin de l’Empire romain d’Ocident, Les Belles Lettres) répond aux arguments des deux principaux historiens qui ont prétendu que le christianisme avait provoqué la chute de Rome :

"[Le] premier argument [d'Edward Gibbon] est que le christianisme aurait découragé les vertus militaires et incité les Romains à « s’ensevelir dans les cloîtres ».
Or ce n’est nullement le cas. Nous évoquions à l’instant la bénédiction, par Saint Ambroise, de l’Empereur Gratien partant combattre les barbares. Tout en proclamant que l’empire était mortel, comme l’étaient toutes les constructions humaines, Saint Augustin a lui-même encouragé son ami Boniface à défendre l’empire les armes à la mains. Il est bien vrai qu’aux IIè et IIIè siècles, certains rigoristes s’étaient demandés, comme Tertullien, si un chrétien pouvait porter les armes pour servir un empire persécuteur du christianisme. Cette réserve n’était pas partagée par tous les chrétiens : ceux-ci étaient bien présents dans l’armée au IIIe siècle, puisque Dioclétien prit en 302 un édit visant à en purger les légions. La question fut, quoi qu’il en soit, tranchée avec l’avènement de Constantin. Dès 314, un concile réuni dans Arles excommunia les chrétiens qui refuseraient de servir militairement l’Empereur. Rien n’indique, au IVè siècle, que des Chrétiens aient prêché l’objection de conscience. Il est exact qu’à cette époque, les Romains fuyaient souvent le service militaire : la condition militaire était rude, et elle ne procurait plus ni privilèges juridiques ni avantages matériels. Cette aversion n’était toutefois pas propre aux chrétiens. Quant au mouvement monastique, il n’était encore, au Ve siècle, en Occident, qu’à ses balbutiements.

Le deuxième argument de Gibbon consiste à dire que les disputes théologiques qui ont opposé les chrétiens du IVe et du Ve siècles ont miné la nécessaire unité de la population devant l’invasion. Certes, ces disputes ont bel et bien existé, mais elles varient en intensité entre l’Orient et l’Occident. Au siècle des invasions, le Ve, ces disputes s’étaient apaisées en Occident, notamment grâce à Saint Ambroise et Saint Augustin qui avaient rétabli l’unité autour de la foi nicéenne. A l’inverse, l’Orient était secoué par de vives controverses autour de la question du monophysisme. Si ces querelles avaient été la cause de l’effondrement de l’Empire, alors l’Orient aurait dû succomber avant l’Occident. Il lui survivra, avec des fortunes diverses, pendant près de mille ans.

A en croire Gibbon, les Empereurs se seraient enfin désintéressés de la chose militaire parce qu’ils se seraient davantage préoccupés de mettre en place des conciles et de résoudre les disputes de religion. Toute l’histoire du IVè siècle nous montre pourtant des empereurs chrétiens guerroyant sans cesse aux frontières, à l’image de Constantin. Ce dernier a vaincu les Francs et les Goths ; son fils Constance II a vaincu les Sarmates ; Valentinien et son fils Gratien ont repoussé les Quades et les Alamans.
Cette idée fausse repose sur une lecture biaisée du code Théodosien (promulgué par Théodose II en 438, mais recueillant toutes les lois publiées depuis Constantin) : il témoigne qu’ alors que la péninsule balkanique était en proie aux ravages des Goths, de nombreuses dispositions religieuses furent prises par Théodose Ier pendant l’année 380. Autant dire qu’à l’heure du péril, l’empereur s’était essentiellement préoccupé du sexe des anges. La réalité est toute différente. Si ces lois furent en effet prises depuis Thessalonique, c’est que l’empereur, nommé l’année précédente, dans l’urgence, après la destruction de l’armée d’Orient par les Goths et la mort au combat de son prédecesseur Valens, n’avait même pas pris le temps de s’installer officiellement à Constantinople. Qu’il campait dans cette base avancée pour mener le combat en première ligne. Il avait livré, de là, des batailles décisives. Un nombre encore plus grand de lois publiées la même année concernent d’ailleurs la reconstitution de l’armée romaine, et la lutte contre les désertions. Si, en plein conflit, l’Empereur (qui n’était, alors, pas baptisé lui-même !) avait jugé important de légiférer en matière religieuse, c’est qu’il estimait indispensable de rétablir en même temps au sein de la population une unité morale qui lui paraissait indispensable pour tenir tête à l’invasion.

L’Eglise n’aurait-elle pas cependant gangréné l’Etat en ébranlant les mythes fondateurs de Rome ?

C’est cette fois la thèse développée au début du XXe siècle par Georges Sorel. Parmi ces mythes, Sorel cite au premier chef la dévalorisation de la personne de l’empereur, qui aurait cessé d’être considéré comme « divin », pour n’être, décidément, qu’un homme comme les autres.

En réalité, l’Empire chrétien pratiqua une vénération de l’Empereur telle que l’on avait rarement connue avant Dioclétien, et qui aurait épouvanté les contemporains d’Auguste ou de Trajan. L’Empire devient une monarchie héréditaire. On se prosterne devant l’Empereur et l’on jette, sur son passage, du sable aurifère pour que ses pieds ne foulent que de l’or. Tout ce qui le touche est qualifié de sacré. Là où les effigies impériales de Tibère ou de Néron étaient humaines, celles des souverains de l’Empire tardif présentent des colosses effrayants : l’Empereur a les yeux exorbités, pour manifester la puissance de celui qui sait tout, entend tout, voit tout. Son administration est infiniment plus développée que sous le Haut-Empire, à tel point que , certains sont allés jusqu’à considérer, à mon avis à tort, que l’Empire chrétien était totalitaire. Il faut donc choisir !
Cette évolution du régime, n’est, du reste, pas le fait du christianisme mais plutôt celui de la brutalisation de la société à l’issue du crise du IIIè siècle, à laquelle Dioclétien avait répondu par la divinisation non plus seulement du « génius » de l’empereur mais de la personne impériale elle même. Constantin et ses successeurs ont christianisé cette mutation, en faisant de l’Empereur l’instrument de la Providence divine, présidant aux destinées de l’Etat comme un double de l’Eglise, au point d’exercer sur elle une domination qui, du point de vue catholique, était excessive.
On ne peut donc pas dire que l’Eglise ait subverti l’Etat et l’ait gangréné de l’intérieur. Il s’agit en fait d’un anachronisme : quand l’Etat s’effondrera ensuite sous le choc des invasions, au Vè siècle, seule la hiérarchie ecclésiastique restera en place, et l’aristocratie romaine entrera en masse dans le clergé ; ainsi, l’Eglise pourra donner le sentiment de s’être substituée à l’Empire."

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12 commentaires

  1. Tout cela fait partie de la propagande d’intellectuels et de penseurs laïcards qui sont chargés de réécrire l’Histoire pour gommer tous les fondamentaux de notre civilisation : il s’agit de permettre aux nouveaux arrivants d’affirmer la primauté de leur civilisation sur la nôtre.
    Gommer 2000 ans d’histoire c’est ni plus ni moins que du révisionnisme culturel.

  2. À bas la république anticatholique qui répand ses calomnies sur l’Église et n’a de cesse de persécuter son peuple dans sa Foi par des mensonges historiques. Comment peut-on être catholique et républicain ? C’est la plus grande des incohérences !

  3. Excellent !
    Les néo-païens utilisent un argument facile et faux en prétendant que le christianisme aurait “dévirilisé” l’Empire ! De même qu’ils prétendent qu’aujourd’hui, si l’Europe (en tant que continent) est faible, c’est précisément parce que ce siècle a embrassé la cause de l’Autel il y a dix-sept siècles, avec Constantin. C’est au contraire l’émergence de la Chrétienté qui a permis à la romanité de perdurer par-delà l’inévitable chute de l’Empire face aux poussées germaniques. Comment prétendre défendre la civilisation tout en niant cela ?
    Merci à Michel De Jaeghere et au site “Le Rouge & le Noir” de remettre les pendules à l’heure !

  4. Bravo. Tout est exact. Il faut le dire à tous ceux qui perpétuent ces mensonges ; il faudrait aussi dire à Alain de Benoist que les moines ne sont en rien comparables à l’Etat islamique, contrairement à ce qu’il a récemment sous-entendu ; si l’Eglise avait ravagé les bâtiments romains, il n’en resterait plus ; au contraire, les textes de l’antiquité païenne ont été préservés dans les monastères d’Occident et d’Orient. Il faudrait faire un site Internet démontant la christianophobie historique sur ce sujet comme sur les croisades, l’inquisition, Galilée etc.

  5. Et saint Martin s’offrant en bouclier humain devant les légions et faisant reculer les barbares de sa présence?
    Des cretins ces historiens. Rome est toujours debout et le latin toujours utilisé par l’église.

  6. St Augustin n’avait pas déjà répondu aux mêmes inepties au 5e siècle, justement face aux païens qui accusaient les chrétiens de la chute de Rome? Il n’y a qu’à reprendre les arguments de “La cité de Dieu” (bon, ok, j’admets que ça implique de lire les 3 tomes. Pas facile…)
    St Augustin, priez pour nous

  7. On préférera l’analyse de Tertullien plutôt que le prône du culte de l’empereur romain.

  8. L’Allemagne des années 30 nous a montré ce que peut être la “virilisation” de l’Europe.
    Un régime sans repères chrétiens est voué à la barbarie.
    Nous le vérifions tous les jours devant les actes de barbarie de Daesch ou les immondes réformes sociétales du PS en France.
    Fondamentalement, Daesch et le PS sont très proches.
    Les “tremblotants” du PS d’ailleurs aimeraient beaucoup couper des têtes comme leurs prédécesseurs de 1793 lors de la révolution française, comme Daesch aujourd’hui.

  9. Le Salon Beige qui refuse les arguments contradictoires à certaines de leurs lubies ne publiera évidemment pas mon commentaire, mais étant obligatoirement lu avant de le censurer, peut-être que l’administrateur-modérateur écoutera un autre point de vue.
    L’adoption du christianisme fut évidemment un facteur majeur de déstabilisation de l’Empire pour la simple et bonne raison que son émergence fut extrêmement douloureuse.
    Le christianisme antique – qui n’avait rien à voir avec les chrétientés actuelles (le dogme de la trinité ou de l’incarnation furent définis très tardivement (IVème siècle), la notion d’âme était inexistante avant le 5ème siècle, le culte des saints émergea qu’au IVème siècle, la fête de Noël fut définitivement instaurée qu’au Vème siècle, etc.)s’imposa non pas par la grâce du prosélytisme évangélique mais par le fer et le feu, c’est à dire par des lois de persécutions ordonnant la destruction totale de tous les temples païens ainsi que les conversions forcées sous peine de mort.
    Cette politique de conversion forcée coûta beaucoup en énergie et en financement aux autorités politiques qui voulaient imposer un monothéisme commun a des peuples divers de l’Empire que rien ne reliait et qui par leur différence, fragilisaient son unité.
    Cette conversion forcée n’est évidemment pas le facteur unique de la désagrégation de l’Empire: le déclin démographique et économique, des frontières trop larges ne permettant pas de créer une véritable unité et de défendre efficacement le régime participent à son effondrement.
    Mais les historiens universitaires tels que Ramsay Macmullen ou encore le très catholique Arthur Bugnot ont très bien démontré la part de responsabilité des persécutions chrétiennes pour imposer la nouvelle religion dans la désagrégation de l’Empire.
    Évidemment le Salon Beige, qui dénonce le deux poids deux mesures du politiquement correct, tout en nourrissant celui du catholiquement correct, ne citera jamais les thèses de ces universitaires et préférera s’en remettre à un historien amateur – que je respecte beaucoup par ailleurs – qui absout leur religion de toute responsabilité afin de se rassurer en la croyance d’un Sauveur qui n’a jamais existé tel qu’il est confessé par le christianisme (cf les manuscrits de la mer morte , seuls textes contemporains à JC – les épîtres et évangiles dont leur rédaction n’a commencé que plusieurs générations après Jésus et qui furent rafistolés jusqu’au IVème siècle – n’en font strictement aucune mention…)
    Bien à vous
    [Les accusations gratuites de censure me fatiguent d’autant plus que je fais un effort particulier pour répondre à tous ceux qui ne voient pas leurs commentaires apparaître à la suite de mes posts.
    – Les dogmes ne sont pas des inventions tardives de l’Eglise, mais des éclaircissements, un approfondissement de la vérité révélée à la lumière du Saint Esprit, à partir des évangiles et dans la continuité de la Tradition.
    – A ma connaissance, il n’y a pas eu de volonté de destruction totale du paganisme : s’il a fallu un décret en 435 (soit après le sac de Rome) pour interdire de nouveau les sacrifices dans les temples païens, c’est que ceux-ci n’étaient pas tous détruits, loin de là, à cette époque. Je ne connais pas de travaux d’ailleurs qui prouvent que cela ait un quelconque lien avec les difficultés économiques de Rome à la fin de l’empire, mais j’admets ne pas être spécialiste.
    Arthur Bugnot ? Jamais entendu parler. Quant à McMullen, il me semble qu’il fait de la corruption la raison principale de la chute de Rome.
    – L’abbé Carmignac, par exemple, fait dire aux manuscrits de Qumran l’inverse de ce que vous prétendez : ils attesteraient justement que les évangiles ont été écrits plus tôt qu’on ne le pense et seraient des documents de première main.
    L.T.]

  10. Quand l’apôtre Pierre annonce le Christ au centurion Corneille, nulle part il n’est mentionné qu’il lui demande de quitter l’armée (Actes des Apôtres, chapitre 10). Si cela avait été une exigence, ne doutons pas que cela aurait été signalé.

  11. Extrêmement intéressant. Merci beaucoup. Si vous permettez je copie-colle, pour garder cet article, et si je fais suivre je ne manquerai pas de signaler la source.
    Je connais quelqu’un dont le livre de chevet est Gibbon, il ne manque jamais de taper sur les cathos à propos de la chute de Rome et d’autres civilisations, comme Alexandrie…! Désormais ma réponse sera plus musclée…

  12. Je continue à defendre le point de vue de Caton qui voyait dans l’arrivée des philosophes grecs et leurs moeurs particulières les premisses de l’effondrement des vertus qui avaient permis à Rome de survivre au desastre de Cannes.
    Certaines conquêtes sont lourdes de consequences à long terme.

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