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Histoire du christianisme / L'Eglise : Benoît XVI

Saint Bernard et Abélard : À la lumière d’une instruction du cardinal Ratzinger

Saint Bernard et Abélard : À la lumière d’une instruction du cardinal Ratzinger

De Rémi Fontaine, reprise très légèrement modifiée d’un article paru dans l’AFS en décembre 1990 : Toute similitude avec des théologiens contemporains n’est pas fortuite !

Il y a un peu plus de vingt ans, on s’apprêtait à célébrer le neuf-centième anniversaire de la naissance de saint Bernard (1091- 1153). En cette circonstance, la Congrégation pour la doctrine de la foi, dont le préfet était le cardinal Joseph Ratzinger, publia une Instruction éloquente mais aussi très critiquée sur La vocation ecclésiale du théologien. Dans un article paru alors dans le numéro 92 de L’Action familiale et scolaire (décembre 1990), Rémi Fontaine montra, à la lumière de ce texte opportun, l’actualité de la lutte que mena Bernard de Clairvaux, par obéissance plus que par goût, contre les erreurs propagées par le célèbre philosophe et théologien Pierre Abélard (1079-1142). Voici, avec seulement une conclusion à peine modifiée, cet article de 1990 qui n’a rien perdu de son sel : toute ressemblance avec des théologiens contemporains ne semble pas purement fortuite !

Saint Bernard est « le dernier des Pères et l’égal des plus grands », écrit Mabillon (mort en 1707), son éditeur. « Outre la science des docteurs, ajoute Omer Engebert, il avait ce supplément de lumière que les mystiques reçoivent de l’Esprit-Saint » (La fleur des saints, Albin Michel). Et de résumer en deux phrases sa vie de théologien mystique au service de la doctrine :

« Bien que toujours souffrant, obligeant Dieu, pour ainsi dire, à le ressusciter chaque matin, il eut une activité prodigieuse. Il écrivit de  nombreux ouvrages, des milliers de lettres, plus de trois cents sermons ; il intervint dans toutes les disputes doctrinales, dans toutes les grandes affaires religieuses et séculières de l’époque. »

I- ABELARD

  • Philosophe éclairé

L’année du neuvième centenaire de la naissance de saint Bernard aura été aussi celle d’une Instruction – très controversée – de la Congrégation pour la doctrine de la foi sur La vocation ecclésiale du théologien. Je dis « très controversée » car Pierre Gallay par exemple, le rédacteur en chef (lui-même !) de La Documentation catholique n’hésitera pas à soupçonner l’auteur de cette Instruction de vouloir « bloquer pour longtemps toute avancée théologique » (1).

Mon propos n’est pas d’entrer dans cette controverse mais de souligner comment elle renvoie de façon significative à la célèbre controverse qui opposa Bernard et Abélard. Lequel de ces deux maîtres illustre le mieux la vocation ecclésiale du théologien ?

Le XIXème siècle, qui s’intéressa beaucoup à ce duel théologique, reprocha précisément à saint Bernard, notamment par la plume d’un Michelet puis celle d’un Luchaire, d’avoir arrêté l’histoire pendant un siècle, pas moins ! Le même argument pour ainsi dire que Gallay aujourd’hui en face du cardinal Ratzinger… Assurément, le lobby des théologiens contestataires se reconnaissent plus volontiers dans la postérité d’Abélard que dans celle de saint Bernard…

À la suite du XIXème siècle, toute la pensée progressiste en a fait un véritable mythe, une sorte de saint patron, d’« ancêtre des nobles libérateurs de l’esprit humain », victime de l’intégrisme réactionnaire de Bernard de Clairvaux, présenté, lui, comme le « Grand Inquisiteur » (Jacques Le Goff, historien) qui l’a fait condamner injustement parce qu’à son opposé : défenseur du monde féodal (campagnes), de l’orthodoxie face aux efforts de la pensée, de la mystique face à la raison, etc…

Les mérites attribués à Abélard sont alors les suivants. Il est :

  • le père de la philosophie moderne, du rationalisme et de l’esprit critique, « le premier grand philosophe français avant Descartes »(Victor Cousin) ;
  • le premier « laïc » opposant aux clercs la figure de l’homme libre de penser et d’agir ;
  • la conscience (avec Arnaud de Brescia) du mouvement des libertés communales, le précurseur des combats pour la raison et la liberté ;
  • le promoteur d’une morale de l’intention et de l’amour pur.

« Il est la première grande figure d’intellectuel moderne – dans les limites de la modernité du XIIème siècle –, Abélard c’est le premier professeur », écrit Jacques Le Goff dans Les intellectuels au Moyen-Âge. « Abélard, renchérit Jacques Potin (l’actuel directeur de La Documentation catholique, ancien rédacteur de La Croix), l’un des esprits les plus novateurs de son siècle, professeur fascinant et adulé de ses étudiants, dialecticien subtil qui ne craint pas de se livrer à des recherches nouvelles, y compris sur les mystères chrétiens. » Et encore : « Ce que nous voudrions souligner ici est la modernité de sa pensée, tout ce qui le rend proche de l’homme contemporain. » (Portrait d’Abélard par Jacques Potin dans l’encyclopédie 2000 ans de christianisme).

  • Théologien contestataire

Ce qui le rend proche de l’homme contemporain et plus précisément du théologien moderne c’est sa prétention et sa revendication de « liberté » intellectuelle à l’égard du magistère et son esprit critique appliqué aux dogmes : « Je me suis appliqué d’abord à discuter le principe fondamental de notre foi par les principes de la raison humaine », explique en effet Abélard. De la même façon que les nouveaux théologiens s’appliquent aujourd’hui essentiellement à faire découler leurs commentaires sur la foi de considérations phénoménologiques, sociologiques, psychologiques ou historiques… plaçant leur « science » au-dessus de la vertu, pratiquant l’exégèse sans crainte de Dieu et sans amour du Christ qui donne la vérité libératrice (2).

« Les clercs qui étudient par pur amour de la science : c’est une curiosité honteuse », avertit au contraire saint Bernard. Mais Abélard développe encore plus crûment sa prétention, si « moderne » aux yeux de ses admirateurs : « Ce n’est pas mon habitude, pour professer, de recourir à la tradition, mais aux ressources de mon esprit. » De sorte qu’on pourrait tout aussi bien placer les mises en garde du cardinal Ratzinger, s’inquiétant aujourd’hui des audaces de certains théologiens, dans la bouche de Guillaume de Saint-Thierry (évêque de Chalons-sur-Marne, s’inquiétant hier à juste titre, auprès de son ami Bernard de Clairvaux, de la nouvelle présentation des dogmes que prétend donner le professeur Pierre Abélard :

« Ainsi on oppose la liberté de pensée et l’autorité de la tradition, considérée comme source de servitude. Une doctrine transmise et reçue d’emblée est frappée de suspicion et sa valeur de vérité contestée. »

Or :

« La liberté de l’acte de foi ne saurait justifier le droit au dissentiment. En effet, elle ne signifie nullement la liberté à l’égard de la vérité, mais la libre détermination de la personne conformément à son obligation morale d’accueillir la vérité… »

«  Si une personne prétend parler au nom de l’Eglise, précise le cardinal Ratzinger dans un entretien avec La Croix (28 juin 1990), sa liberté d’expression doit s’harmoniser avec la nécessité de dire réellement ce qu’est la foi de l’Eglise. » Dans le cas contraire, le magistère qui a pour mission de développer l’enseignement de l’Evangile et qui en a reçu la charge peut être amené à prendre « des mesures onéreuses ».

II- L’INEVITABLE CONFLIT

  • Des partisans même à la Cour de Rome

C’est exactement dans cet état d’esprit que Guillaume de Saint-Thierry écrivit à l’évêque de Chartres et à l’abbé de Clairvaux en 1140 :

« On porte à la foi, sur laquelle reposent nos communes espérances, des coups redoutables… Ne croyez pas qu’il s’agisse d’attaques sans portée. Il ne s’agit de rien de moins que de la Sainte Trinité, de la personne du divin Médiateur, et de celle du Saint-Esprit, de la grâce de Dieu et du sacrement de notre Rédemption.

Pierre Abélard recommence à professer et à publier des choses nouvelles : ses livres passent les mers et traversent les Alpes ; ses nouveautés en matière de foi et ses nouveaux dogmes se répandent dans les provinces et dans les royaumes ; on les publie, on les soutient librement partout ; c’est au point que l’on prétend qu’ils comptent des partisans même à la Cour de Rome. »

On voit qu’il est impossible, comme cela s’est fait trop souvent (3), de réduire l’opposition théologique entre saint Bernard et Abélard à une simple différence de méthode ou d’approche : l’une qui serait amoureuse et mystique, l’autre qui serait dialectique et rationnelle.

« Cette présentation est tendancieuse, écrit un moine actuel de Citeaux, car elle laisse penser que la condamnation d’Abélard fut le fruit d’une incompréhension malheureuse. Il est pourtant impossible de passer sous silence que les positions théologiques d’Abélard sont, sur certains points, extrêmement contestables et qu’on imagine difficilement qu’à partir du moment où une certaine publicité leur était donnée l’Eglise ne les condamnât pas. »

  • Le chien du Seigneur

On sait aussi que saint Bernard hésita longtemps avant de s’engager dans cette querelle. Il se déroba d’abord, arguant qu’il était moine – dont la vocation est la prière « à l’ombre des hêtres et des chênes » – et non théologien. [« Va dans la forêt, disait-il, les arbres et les pierres t’enseigneront ce que tu ne pourrais apprendre des maîtres du savoir. »]

Ce n’est que sur les instances de son ami Guillaume – « Votre silence est un péril » – qu’il consentit à examiner les textes incriminés et en fut horrifié. Il prit alors les choses en main, de manière énergique, confirmant une fois de plus le songe qu’avait eu sa mère, la bienheureuse Aleth, alors qu’elle le portait en son sein. Elle s’était vue donner le jour à un petit chien blanc avec le dos roux qui aboyait très fort.

Lorsqu’elle raconta ce songe à un saint homme, il lui répondit sur le ton de la prophétie :

« Tu seras mère d’un noble chien, qui fera bonne garde dans la maison de Dieu. Il aboiera vigoureusement contre les ennemis de la foi. Il prêchera remarquablement et guérira beaucoup de gens, sa langue sera un excellent remède. »

  • Contre les erreurs d’Abélard

Avec  Guillaume de Saint-Thierry, saint Bernard rédigea une liste de propositions condamnables qu’il ajouta à un traité Contre les erreurs d’Abélard. On peut les résumer ainsi d’après le Dictionnaire des hérésies dans l’Eglise catholique d’Hervé Masson :

  1. Il y aurait des degrés dans la Trinité, le Père étant une puissance pleine et entière ; le Fils étant à l’égard du Père ce qu’est l’espèce au genre, ne serait qu’une puissance quelconque ; et le Saint-Esprit n’étant aucune puissance (arianisme).
  2. Le Saint-Esprit procède bien du Père et du Fils mais il est de substance analogue, il n’est pas de la substance du Père et du Fils (proposition macédonienne).
  3. La définition de la foi comme n’étant que le jugement ou l’estimation qu’on porte sur ce qu’on ne voit pas.
  4. Le corps de Jésus-Christ ayant sa forme et ses traits comme tout autre corps humain, dans le sacrement de l’Eucharistie, les espèces du pain et du vin subsistent en l’air et le corps du Seigneur ne tombe pas à terre avec elles.
  5. Les tentations démoniaques se produisent en nous par le contact des pierres et des plantes dans lesquelles les esprits malins s’insinuent afin d’exciter nos passions.
  6. Le Saint-Esprit est l’âme du monde (panthéisme).
  7. Le Fils de Dieu n’a pas souffert la mort pour délivrer l’homme du péché ; il ne l’a fait que pour nous enflammer d’amour pour lui et il ne s’est incarné que pour nous instruire et nous servir d’exemple (pélagianisme).
  8. Laisser entendre que seul le Verbe en Jésus-Christ est la deuxième personne de la Trinité (nestorianisme).
  9. Minimiser le rôle nécessaire de la grâce au profit de la volonté (pélagianisme).
  10. Dieu le Père n’est pas libre dans sa création, il est déterminé par sa propre perfection. Il ne peut faire ou permettre que ce qu’il fait ou permet et seulement de la manière et dans le temps qu’il le fait ou le permet. Car s’il pouvait empêcher le mal qui arrive, et qu’il n’empêche pas, le permettre serait consentir au péché.
  11. Il faut exister pour pécher. L’enfant qui vient au monde ne tire pas d’Adam la coulpe, mais seulement la peine du péché originel (pélagianisme).
  12. Il n’y a pas de péché par ignorance ; il n’y en a pas non plus quand on agit selon sa conscience.
  13. Le consentement, qui suit la suggestion et une délectation mauvaise, n’est péché qu’à partir du moment où les accompagne un sentiment de mépris de Dieu.
  14. Le pouvoir de remettre les péchés n’a été confié qu’aux seuls apôtres, à l’exclusion de leurs successeurs.

III- SAINT BERNARD

  • Les avertissements du saint abbé

La pensée d’Abélard constituait déjà à sa façon une sorte d’« égout collecteur » de toutes les hérésies d’alors et c’est un véritable Syllabus qu’établirent ensemble l’abbé de Clairvaux et l’évêque de Châlons contre les débordements de cette raison raisonnante.

« Ce théologien nouveau, écrivait saint Bernard au pape Innocent II, a de commun avec Arius de distinguer des degrés dans la Sainte Trinité ; avec Pélage de présenter le libre arbitre comme supérieur à la grâce (4) ; avec Nestorius de diviser Jésus-Christ en niant l’union de son humanité avec la Trinité. »

Et au cardinal Haimeric, chancelier de l’Eglise romaine :

« Notre nouveau théologien est (…) corrupteur de la foi des simples… Il prétend aborder avec les seules lumières de la raison les mystères qui ne sont accessibles qu’à la vivacité d’une foi pieuse et soumise qui croit sans examen. »

Vers la fin de l’année 1140, suivant le précepte évangélique, il adressa coup sur coup deux avertissements à « Maître Pierre ». [Lequel était sensé avoir déjà abjuré solennellement ses erreurs lors du concile de Soissons en 1121, mais n’avait pas hésité depuis à reprendre les mêmes thèmes dans un nouvel ouvrage, devenant ainsi relaps.]

  • Le défi perdu d’Abélard

C’est ce dernier qui, dès le début de l’année 1141, lança un défi à saint Bernard en le convoquant à une « disputatio » (dispute) au concile de Sens. Bernard se récusa une nouvelle fois :

« J’ai refusé autant parce que je suis encore jeune (dans l’art de la discussion) et que lui est un redoutable lutteur depuis le temps de sa jeunesse, que parce que j’ai trouvé indigne d’exposer devant les misérables esprits de ces gens la discussion des fondements de la foi… » (Lettre 189).

Néanmoins, le 25 mai, malgré ses réticences, Bernard vint à Sens à la demande des évêques. Le lendemain eut lieu le débat public où Abélard sembla se dérober au réquisitoire abrupt que constituait l’inventaire de ses erreurs par saint Bernard. Cette fuite d’Abélard devant l’assemblée qu’il avait pourtant lui-même provoquée est restée en fait assez peu explicable, même à ses partisans.

Peut-être le vieux professeur s’attendait-il davantage à une joute oratoire où il était sûr de briller, qu’à son audience en accusé par les évêques assemblés pour le juger ? Récusant tout jugement, il en appela au pape et se retira à Cluny pour y mener une fin de vie exemplaire.

  • L’apaisement et la leçon d’une réconciliation

C’est là que Pierre le Vénérable organisa une réconciliation entre Abélard et saint Bernard qui fut réelle, entière et sans retenue. Peu après, Abélard corrigea certaines de ses formules et désapprouva ses propositions finalement condamnées par le pape. Il mourra en paix l’année suivante en 1142.

Reste le mythe du progrès et du rationalisme dont Abélard s’est trouvé investi par la logomachie progressiste. « Face à ses détracteurs qui tranchaient de haut [sic], Abélard a entendu assumer les risques d’une pensée libre et indépendante – pour autant du moins que son siècle le lui permettait », n’hésite pas à écrire encore Jacques Potin.

Comme si la liberté du théologien pouvait s’exercer indépendamment (à l’extérieur) de la foi catholique dans ses constructions mentales individuelles et ses théories mondaines. Comme si, en théologie, l’autorité n’était pas (à l’inverse de la philosophie) la première des raisons. Comme si « la vérité qui libère » n’était pas d’abord « un don de Jésus-Christ » (Jean 8, 32). On souhaite aux théologiens contemporains qui pourraient se revendiquer du patronage d’Abélard d’imiter jusqu’au bout leur précurseur, qui se rétracta, se réconcilia avec « le rottweiler de la foi »  de l’époque (saint Bernard) et mourut en chrétien.

L’Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien rappelle à cet égard certaines valeurs et certaines vérités dont saint Bernard fut incontestablement le héraut :

  • Le théologien a pour fonction d’acquérir, en communion avec le magistère, une intelligence toujours plus profonde de la Parole de Dieu contenue dans l’Ecriture inspirée et transmise par la tradition de l’Eglise.
  • Puisque l’objet de la théologie est la Vérité, le Dieu vivant et son dessein de salut révélé en Jésus-Christ, le théologien est appelé à intensifier sa vie de foi et à unir toujours recherche scientifique et prière. Il sera ainsi plus ouvert au « sens surnaturel de la foi » dont il dépend et qui lui apparaîtra comme une règle sûre pour guider sa réflexion et mesurer la sagesse de ses conclusions.
  • L’exercice de la théologie requiert un effort spirituel de rectitude et de sanctification (5).
  • La liberté propre à la recherche théologique s’exerce à l’intérieur de la foi de l’Eglise (6), s’inscrit à l’intérieur d’un savoir rationnel dont l’objet est donné par la Révélation, transmise et interprétée dans l’Eglise sous l’autorité du magistère, et reçu par la foi. Omettre ces données, qui ont valeur de principe, serait comme « cesser de faire de la théologie ».

CONCLUSION : De saint Bernard à Benoît XVI, docteurs melliflus…

Dans son litige avec Abélard, saint Bernard n’est intervenu qu’à la demande formelle des évêques responsables, qui lui demandaient ses lumières. Comme le cardinal Ratzinger ne s’est consacré à la défense de la foi, comme responsable aussi longtemps de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qu’à la demande pressante de saint Jean-Paul II. Dans le combat contre les Abélard d’hier et d’aujourd’hui, saint Bernard et Joseph Ratzinger n’ont jamais agi dans l’Eglise et le monde que par obéissance. Et seulement au service de l’Eglise pour assurer la pureté et la vérité de la foi mise en cause. Devenu pape théologien à la devise si éloquente – « Coopérateurs de la Vérité » –, Benoît XVI a appliqué avec excellence l’Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien en tant que successeur de Pierre.

Sachons rendre hommage, pour conclure, à la « vocation ecclésiale » de ces deux théologiens mystiques que près de mille ans sépare. Pour eux, comme l’écrivait Pie XII à propos de Bernard, « la science n’est pas un but dernier, mais plutôt un chemin qui conduit à Dieu ; ce n’est pas une chose froide sur laquelle s’attarde vainement l’esprit… mais c’est une chose mue par l’amour, poussée et dirigée par lui »(Doctor mellifluus, n°6). C’est pourquoi l’un et l’autre, pénétrés de cette sagesse, par la méditation, la contemplation et l’amour, sont arrivés aux sommets de la discipline théologique et mystique. « Jésus, je t’aime ! » sont les derniers mots du pape émérite. À lui aussi pourrait convenir le titre de docteur melliflu ou de docteur lumineux. Son discours des Bernardins renvoie notamment au texte admirable de saint Bernard – De la considération, CV, 28 – où, sans rejeter la spéculation intellectuelle et la science du « chercheur de Dieu », le moine cistercien en assigne les limites (comme Joseph Ratzinger dans son Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien) en les subordonnant à la contemplation qui allie l’intelligence et l’amour.

Rémi Fontaine

(1) DC, n° 2010, 15 juillet 1990. Le même numéro donne le texte de l’Instruction romaine sur La vocation ecclésiale du théologien.

(2) « L’utilisation par la théologie d’éléments et d’instruments conceptuels provenant de la philosophie ou d’autres disciplines exige un discernement qui trouve son principe normatif ultime dans la doctrine révélée, souligne à ce propos l’Instruction sur la vocation ecclésiale du théologien. C’est elle qui doit fournir les critères pour le discernement et non l’inverse. »

(3) « La ligne de partage entre Abélard et saint Bernard [entre l’esprit spéculatif qui reçut en 1114 la régence de l’école cathédrale de Paris et l’esprit contemplatif qui réforma les cisterciens] n’est autre que celle qui sépare l’esprit mystique de l’esprit dialectique », selon Jacques Potin. Saint Bernard écrit cependant : « Dieu est sagesse et veut être aimé non seulement avec douceur mais avec sagesse. Bien plus, l’esprit d’erreur gâchera tout zèle si tu négliges la science. Et l’ennemi trompeur n’a pas de moyen plus efficace pour enlever l’amour du cœur de l’homme, que de réussir à le faire marcher dans l’amour, sans précaution et sans être guidé par la raison » (Sur le Cantique, sermon 19, 7).

(4) « Sans la grâce rien qui sauve, sans la liberté rien à sauver », résumait en substance saint Bernard à Guillaume de Saint-Thierry, anticipant et éclairant limpidement tous les débats célèbres qui auront lieu sur cette question.

(5) À ce niveau la pensée et la vie d’Abélard contraste avec celles de saint Bernard : réflexion inachevée et conduite mouvementée d’un côté (cf. notamment l’aventure avec Héloïse), pensée ferme et vie monastique toujours fidèle de l’autre. Si l’on compare la vie et les échecs d’Abélard avec le réalisme, l’efficacité historique, la sainteté de Bernard, le mot de ce dernier semble juste : Abélard est un homme « dissemblable à lui-même », « totuus ambiguus ».

(6) « La liberté de recherche… signifie la disponibilité à accueillir la vérité telle qu’elle se présente au terme d’une recherche dans laquelle n’est intervenu aucun élément étranger aux exigences d’une méthode correspondant à l’objet étudié. »

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