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Valeurs chrétiennes : Culture

Qui est notre ennemi ?

Qui est notre ennemi ?

Dans un temps où, de façon quasi-palpable, le pouvoir politique apparaît en déréliction, il faut relire (ou lire) Julien Freund. A ne pas confondre bien sûr avec Freud, Sigmund de son prénom….

Julien Freund a été un philosophe français, professeur de philosophie, auteur d’une thèse magistrale L’Essence du politique (1965), soutenue en Sorbonne devant un jury composé de Raymond Aron (son directeur de thèse), Paul Ricoeur, Jean Hyppolite, Jean Polin et Pierre Grappin.

LE politique, et non pas LA politique, en ce sens où  LA politique

« est l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts. C‘est l’activité historique par laquelle les hommes organisent leur cité. Elle est variable et adaptée aux circonstances ».

LE politique est ce fond de lois constantes qui représentent ce qu’il y a de permanent et d’universel au sein des manifestations historiques et contingentes de la politique. Dans le vocabulaire de Freund, c’est une essence : une des activités consubstantielles à l’homme et à sa nature, au même titre que (dans sa catégorisation) l’économie, la religion, le scientifique, l’esthétique et l’éthique.

Chaque essence à une finalité : le bien commun pour le politique (et J. Freund insiste : « non pas la quête d’absolu, qui est la finalité de la religion »), le bien-vivre pour l’économie, le vrai pour le scientifique, le beau pour l’esthétique et le bien pour l’éthique.

Une essence ainsi définie repose sur des présupposés, c’est-à-dire des conditions propres, constitutives et universelles (il donne ainsi comme présupposés pour la religion : le sacré et le profane)

Le politique a trois présupposés qui sont des couples qu’unissent des liens dialectiques : le commandement et l’obéissance, dont la dialectique est l’ordre ; le privé et le public dont la dialectique est l’opinion (qui commande la politique intérieure) ; l’ami et l’ennemi dont la dialectique est la lutte (qui commande la politique extérieure).

Et c’est là que nous revenons à Raymond Aron et Jean Hyppolite. En effet, le directeur de thèse initial était Jean Hyppolite. Or, à la réception des 100 première pages de la thèse, Hyppolite indique à J. Freund :

« je suis socialiste et pacifiste. Je ne puis diriger en Sorbonne une thèse dans laquelle on déclare « Il n’y a de politique que là où il y a un ennemi » ».

Et J. Freund de raconter :

« Ma réponse fut inflexible. C’était mon cheminement : le fruit de mon expérience et de ma réflexion. Il m’était impossible de supprimer le nerf même de ma thèse ».

Alors, J. Hyppolite demanda à J. Freund de chercher un nouveau directeur de thèse. Raymond Aron accepta cette responsabilité.

Ceci étant, l’antagonisme réapparaît bien sûr lors de la soutenance dont on a conservé un verbatim (H. Boulé : Julien Freund, philosophe de la résistance. Québec, 2008) :

Jean HYPPOLITE

« Reste la catégorie de l’ami-ennemi définissant la politique. Si vous avez vraiment raison, il ne me reste plus qu’à cultiver mon jardin. »

Julien FREUND

« Ecoutez Monsieur Hyppolite […]. Je crois que vous êtes en train de commettre une erreur, car vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. “Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas”, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. »

Jean HYPPOLITE « Résultat : il ne me reste plus qu’à me suicider. »

Que les âmes sensibles se rassurent : si la thèse a bien été validée, J. Hyppolite ne s’est pas suicidé. C’est assez souvent comme ça avec les promesses des progressistes….

La lecture de la thèse offre quelques citations qui, toujours dans le contexte actuel, apparaissent dignes de réflexions :

« L’action politique consiste en un usage intelligent de la force »

« Il n’y a pas de liberté politique dans un système qui ne respecte pas la distinction du public et du privé »

« Par essence, l’activité politique « n’a pas de vocation universaliste comme la religion, la science, la morale ou l’art : elle unifie un groupe en l’opposant à d’autres groupes »

« Tout gouvernement digne de ce nom se donne pour tâche de travailler pour l’avenir, pour la postérité, même s’il ne le déclare pas expressément…. La vérité politique n’est donc pas dans le juste milieu : elle exige de l’audace, de la prévision et le courage de se salir »

« Le rôle du pouvoir n’est pas de nous rendre heureux, mais d’assurer la sécurité de tous et de chacun, pour laisser à chaque individu le soin de choisir son propre style de bonheur »

Et enfin cette dernière citation :

« la haine personnelle est le fondement de l’inimitié privée.Tel n’est pas le cas de l’inimitié publique : la haine n’appartient pas spécifiquement à son concept, et elle peut même être totalement absente » particulièrement intéressante sur l’évolution de l’esprit public en ces temps de foules qualifiées par le pouvoir de « haineuses ».

Après une série d’attentats à Paris et à Bruxelles, Mathieu Bock-Côté avait déjà invité, dans une tribune du 1/04/2016 dans le FigaroVox, à « redécouvrir Julien Freund » :

« Un pays incapable de nommer ses ennemis, et qui retourne contre lui la violence qu’on lui inflige, se condamne à une inévitable décadence.

La chose est particulièrement éclairante devant l’islamisme qui vient aujourd’hui tuer les Occidentaux dans leurs jardins. Les élites occidentales, avec une obstination suicidaire, s’entêtent à ne pas nommer l’ennemi. Devant des attentats comme ceux de Bruxelles ou de Paris, elles préfèrent s’imaginer une lutte philosophique entre la démocratie et le terrorisme, entre la société ouverte et le fanatisme, entre la civilisation et la barbarie. On oublie pourtant que le terrorisme n’est qu’une arme et qu’on n’est jamais fanatique qu’à partir d’une religion ou idéologie particulière. Ce n’est pas le terrorisme générique qui frappe les villes européennes en leur cœur… ».

Dans un essai paru en 1980, La fin de la renaissance, J. Freund notait la perte du courage dans les pays européens  (le célèbre discours dit de Harvard, d’A. Soljenitsyne, sur le déclin du courage est lui de 1978) :

« Il y a, malgré une énergie apparente, comme un affadissement de la volonté des populations de l’Europe. Cet amollissement se manifeste dans les domaines les plus divers, par exemple la facilité avec laquelle les Européens acceptent de se laisser culpabiliser, ou bien l’abandon à une jouissance immédiate et capricieuse, […] ou encore les justifications d’une violence terroriste, quand certains intellectuels ne l’approuvent pas directement. Les Européens seraient-ils même encore capables de mener une guerre? ».

« Si l’œuvre de Freund trouve aujourd’hui à renaître, c’est qu’elle nous pousse à renouer avec le réel » terminait M. Bock-Côté. Décidément, c’est bien cette relation frelatée avec le REEL qui est un des témoins les plus sûrs de la perte du sentiment d’identité collective et de la sottise dangereuse de nos élites.

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1 commentaire

  1. Merci Michel Janva de nous apporter ce magnifique éclairage, impossible à trouver dans l’air ambiant!

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