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France : Société

“Le «vivre-ensemble» devenait de plus en plus «vivre côte à côte»” : hier en Algérie, bientôt en France ?

“Le «vivre-ensemble» devenait de plus en plus «vivre côte à côte»” : hier en Algérie, bientôt en France ?

Rapatrié en métropole à 17 ans, Jean-Pax Méfret, ancien rédacteur en chef au Figaro Magazine, a été interrogé dans Le Figaro magazine, dans un dossier consacré à la France en Algérie et réalisé par Jean Sévillia. Extrait :

Quelle était l’atmosphère générale dans les rues d’Alger entre les communautés avant 1958?

Avant 1958, ça veut dire après 1954: l’année où tout a basculé. Le terrorisme, l’angoisse, la terreur! Dans les villes, avec des bombes dans les grands magasins, les dancings, les autobus. Dans les campagnes, avec les attaques de fermes isolées: récoltes incendiées, plantations détruites, bétail abattu. Mais aussi et surtout les hommes égorgés puis émasculés, les femmes éventrées, les enfants fracassés contre les murs. Les corps étaient toujours mutilés. Ces boucheries abominables étaient amplifiées par l’horreur des mises en scène: les nouveau-nés abattus étaient replacés dans le ventre béant de leurs mères agonisantes. Les jambes des suppliciés étaient sectionnées et placées dans leurs bras. Le 20 août 1955, à El Halia, un centre minier du nord-Constantinois où vivait une centaine d’Européens au milieu de 2 000 Algériens, une trentaine de personnes dont 21 de moins de 20 ans furent massacrées à la machette, à la serpe ou à la hache par des groupes d’hommes encouragés par les youyous des femmes.

Moi, le premier mort que j’ai vu n’avait plus de corps. Il ne restait qu’une tête. Son sexe avait été tranché et enfoncé dans sa bouche. C’était le garde champêtre d’un village côtier de Kabylie. Un chibani, terme qui signifie «vieil homme respectable». Il avait une moustache et affichait fièrement sa médaille militaire et sa croix de guerre gagnée pendant la campagne d’Italie…

En réaction à ces horreurs, François Mitterrand, jeune ministre socialiste de l’Intérieur, déclarait: «L’Algérie, c’est la France.» Et Pierre Mendès France, président du Conseil confirmait: «L’Algérie fait partie intégrante de la France.» Son successeur, le socialiste Guy Mollet, avait la même certitude. Mieux, il augmenta la présence militaire en rappelant les réservistes et donna les pouvoirs de police à l’armée. La répression fut au niveau de la situation: impitoyable.

Comment vous, pied-noir, regardiez les enfants arabes avec lesquels vous grandissiez? Y avait-il un réel «vivre ensemble»?

Le terrorisme a provoqué une gêne, puis une fracture entre les communautés. En classe de sixième, chez les maristes où j’étais élève depuis la maternelle, j’avais un copain qui venait des Aurès. Un chaoui. Il était incollable sur la cité romaine de Timgad, proche de Batna, dont les ruines avaient été mises à jour par les Français dès 1880. Il m’avait rapporté des pierres ramassées sur le site romain. Je lui avais donné une image de saint Augustin, le saint berbère, chaoui, lui aussi. À la rentrée de septembre, mon copain de Batna n’était plus là. Son frère avait été victime des expéditions punitives lancées par l’armée française après le massacre d’El Halia. L’absence du jeune chaoui fut pour moi la première fêlure de cette mosaïque que représentait l’Algérie. Le «vivre-ensemble» devenait de plus en plus «vivre côte à côte». J’en étais convaincu depuis que Fassi, un de mes copains de quartier, m’avait arraché, en riant, la cocarde tricolore que je portais au revers de ma veste depuis l’arrivée de De Gaulle au pouvoir. Nous nous étions battus. Son père, marchand de légumes, nous avait séparés brutalement. Je lui avais expliqué les raisons de la bagarre. Il avait engueulé son fils en arabe, puis me prenant affectueusement par l’épaule, il m’avait fait comprendre qu’il ne fallait pas qu’il y ait un drapeau entre son fils et moi. « Ni bleu blanc rouge, ni vert et blanc, disait-il. Un autre, peut-être.» Avec la fougue naïve de mes 14 ans, je lui avais répondu que le drapeau tricolore était là pour nous deux, qu’il protégeait tous les enfants de ce pays. «Inch’Allah!» avait-il conclu en hochant la tête. Il avait porté sa main droite à ses lèvres et l’avait posée sur mon front.

À quel moment avez-vous compris qu’il vous faudrait peut-être quitter votre terre natale?

Il a fallu longtemps aux pieds-noirs avant de se résoudre à cette douloureuse évidence. Il a fallu que l’armée française tire sur les pieds-noirs, comme à Bab el-Oued ou rue d’Isly, à Alger, en mars 1962, ou qu’elle les laisse se faire massacrer, comme le 5 juillet à Oran, pour que l’on comprenne qu’il fallait choisir entre la valise ou le cercueil. Et que le général de Gaulle nous avait bernés. Les accords d’Évian qui nous garantissaient la paix et la sécurité n’étaient que chiffons de papier.

Vous continuez à écrire et interpréter des chansons sur scène qui expriment votre «nostalgérie» alors que vous avez passé les trois quarts de votre vie loin de l’Algérie. Est-ce si difficile de rompre avec ses souvenirs?

Je vous répondrai par le couplet d’une de mes chansons:

«Quand les souvenirs reviennent, j’ai du mal à masquer ma peine. C’est un grand moment de ma vie qui est resté dans ce pays. Et chaque fois qu’il resurgit, dans mes yeux Méditerranée, il y a des larmes sucrées salées.» Au cimetière du boulevard Bru à Alger, se trouve une tombe profanée: celle de ma petite sœur Marie-Paule, morte en 1950, à l’âge de 19 mois.

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