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Valeurs chrétiennes : Culture

Le Troisième exil a voulu rendre témoignage de cette fragilité actuelle de l’Etat face au risque politique et à la prise de décision

Le Troisième exil a voulu rendre témoignage de cette fragilité actuelle de l’Etat face au risque politique et à la prise de décision

Gabriel Dubois, auteur du roman historique Le Troisième exil, a bien voulu répondre à nos questions :

Vous avez écrit votre roman avant la polémique sur la commémoration du bicentenaire de la naissance de Napoléon. Et pourtant, on a l’impression que vous avez écrit en vous inspirant de cette polémique. Comment avez-vous fait pour anticiper ?

Le projet de ce roman est né en 2017. Je cherchais alors à écrire une fiction sur Napoléon, en vue du bicentenaire, et j’hésitais sur la marche à suivre. L’idée d’un roman dont l’intrigue tournerait autour de l’exhumation des Cendres, sur fond de “culture de l’annulation” est venue d’une conjonction de faits historiques récents. En France, une polémique assez importante avait éclaté en 2005, autour du livre de l’historien et polémiste Claude Ribbe, intitulé Le Crime de Napoléon, et qui comparait à la Shoah notamment la répression menée par les armées françaises à Saint-Domingue contre la révolte des populations noires de l’île. Cet ouvrage avait fait l’objet d’une réponse par les historiens Thierry Lentz et Pierre Branda, intitulée Napoléon l’esclavage et les colonies. Si la présence mémorielle en France de Napoléon fut relativement épargnée à l’époque, un premier pas était franchi, avec cette comparaison étonnante entre Napoléon et Hitler. Dans la même période, des activistes réclamaient le retrait hors de la sphère publique du nom et de l’image de Colbert, le grand ministre de Louis XIV, car auteur du Code noir qui réglementait le fonctionnement de l’esclavage aux Antilles. Dans d’autres périodes, et sur un mode plus mineur, on a pu voir des événements de nature proche, comme par exemple le carrefour du général Salan, à Toulon, baptisé ainsi en l’honneur du libérateur de la ville en 1944, et plus récemment rebaptisé carrefour du colonel Salan, pour éviter de mettre en avant la figure du putschiste de la guerre d’Algérie. En Espagne, depuis 2004, toute référence au général Franco a été peu à peu gommée de l’espace public. En Russie, le gouvernement actuel a, depuis plusieurs années, considérablement réduit le champ des recherches sur la période stalinienne et pris le contrôle de la mémoire sur ce sujet, pour en donner une version qui camoufle en partie l’indicible. En somme, en France comme dans le reste du monde, ce qui dérange ou démange en matière de mémoire et d’histoire, a eu tendance, ces dernières années, à être mis sous le boisseau par les différents gouvernements, afin peut-être de tenter la fabrication d’une mémoire commune plus lisse, moins conflictuelle en apparence, mais qui en dissimulant la vérité, même dérangeante, s’avère être souvent justement source de conflits.

Avec Napoléon, dans ce roman, j’ai franchi une étape supplémentaire, en me fondant sur l’histoire récente, et on peut dire que l’actualité m’a en partie rattrapé, avec la croissance très rapide en France de la “culture de l’annulation” et de la “culture éveillée”. Heureusement, nous n’en sommes pas encore à exhumer les Cendres, ce qui conserve à ce roman une part de fiction politique.

Avant d’être romancier, vous êtes enseignant en Histoire. Pensez-vous que les Français ont un problème avec l’histoire de leur pays ? Et si oui, pourquoi selon vous ?

L’histoire en France occupe une place paradoxale. Elle est une science aimée des Français, qui plébiscitent les émissions historiques, visitent massivement les lieux patrimoniaux, se passionnent pour la généalogie, s’abonnent pour un certain nombre à des revues de vulgarisation historique ou achètent des essais historiques destinés au grand public.

Pourtant, malgré cette passion française, on remarque plusieurs handicaps, certains partagés par les autres peuples du monde, et d’autres plus spécifiquement français. Concernant le premier type de handicap, on doit relever un déficit considérable de culture générale, qui a pour conséquence de donner de l’histoire, chez les Français, une compréhension souvent lacunaire et orientée. Les Français qui s’intéressent à l’histoire ont souvent une période de prédilection, un auteur phare, un thème favori, où ils acquièrent un niveau honorable, et pour le reste maîtrisent mal les fondamentaux même de la chronologie. Beaucoup ont aussi, par méconnaissance de l’histoire globale du pays, une vision politiquement orientée de l’histoire de France, liée à leur milieu ou à leurs médias de prédilection.

On le voit avec Napoléon, et ce roman a voulu le montrer au travers des discussions entre les personnages principaux, où chacun arrive dans le débat autour de l’Empereur avec sa mémoire particulière et partielle et n’en démord pas, voulant en faire le tout de la mémoire impériale au dépend des autres fragments, ce qui n’est pas de l’histoire justement, mais bien de la mémoire.
Hors de ce roman, les commémorations de la Commune de Paris cette année ont parfaitement illustré les conséquences désastreuses de ce déficit de culture générale. Les uns ont magnifié les communards, en faisant des héros romantiques, martyrs du socialisme, d’autres n’ont commémoré que les prêtres martyrs de la Commune, les mémoires particulières se sont braquées, au point d’en arriver à des tristes agressions physiques contre les personnes, avec l’attaque d’une procession à Paris le 29 mai 2021. L’histoire a été escamotée, et avec elle la culture générale. Dans ces questions mémorielles on a parlé des partis en présence, mais le peuple de Paris dans sa complexité fut évacué. On a parlé de la Commune, mais déconnectée du Siège de Paris, de la guerre de 1870-1871, de la naissance de la République et de la chute de l’Empire, déconnectée même du contexte de signature du traité de paix par un gouvernement démocratiquement choisi et confronté à la défaite militaire et à l’émeute. On a traité d’un soulèvement en le séparant des réalités sociales et politiques du demi-siècle écoulé. Enfin, on a parlé de la répression de la semaine sanglante sans jamais parler des nombreuses suites judiciaires, condamnations et amnisties qui se déroulèrent durant les années 1871-1879. En somme, faute de culture générale, l’événement n’a pas été compris et a cristallisé les haines, mais aussi les communautarismes idéologiques.

Ce déficit de culture générale est cependant assez commun aux peuples occidentaux aujourd’hui.

De manière plus spécifiquement française, nous souffrons, dans notre compréhension de l’histoire, d’un déficit très net d’estime de nous-mêmes. Ce manque d’estime touche tous les domaines et l’histoire en particulier. Il n’est pas nouveau cependant, et déjà dans les années 1870, l’historien Numa-Denys Fustel de Coulanges regrettait que ses confrères se préoccupassent d’avantage des découvertes historiographiques allemandes que françaises, l’inverse n’étant pas vrai en Allemagne, où les historiens antiquisants et médiévistes dédicaçaient le recueil des textes et inscriptions latines relatives à l’histoire germanique : “Pour l’amour de la patrie”. L’historiographie plus récente a poussé assez loin cette mésestime, notamment sur les sujets très clivant de la seconde guerre mondiale ou de la décolonisation, ou sur l’histoire des minorités sociales, culturelles, religieuses, raciales, etc. A ce sujet, il faut noter un décalage entre l’histoire érudite et universitaire, et l’histoire “grand public”, la première étant bien plus mesurée sur ces sujets que la seconde. Malheureusement, c’est avec la seconde que les Français se font une idée sur ces sujets.
Je crois qu’il y a ici une mission fondamentale des familles, de la presse et de l’école pour rendre aux Français la culture générale historique qui leur fait défaut, et pour enseigner une histoire qui ne soit ni le roman national, ni le roman noir, mais simplement une étude véridique de faits et de mouvements de l’âme de ceux qui nous ont précédé dans l’existence, dont nous n’avons pas à rougir, quoi qu’ils aient pu faire, penser et dire, du simple fait que nous en sommes les héritiers et les débiteurs. Même lorsqu’un fait historique nous dérange, comme par exemple cela pourrait être avec la répression de Saint-Domingue et le rétablissement de l’esclavage évoqués dans mon roman, nous n’avons pas à en rougir, car il est constitutif d’un donné historique qui n’est certes pas un sujet de gloire, mais qui fait partie de notre héritage national. Il ne s’agit pas de bâtir une histoire des minorités ou une histoire de la majorité, mais simplement d’entretenir notre histoire commune, celle de la France. C’est un des thèmes abordés d’ailleurs par l’une des héroïnes du roman.

J’ai extrait une tirade du ministre de la culture que vous mettez en scène et qui précise que le gouvernement ne gouverne plus, mais ne fait qu’administrer le pays. La France est-elle devenue ingouvernable ou nos politiques ont-ils perdu le pouvoir au profit des puissances supranationales ?

Les passages du roman relatifs directement au gouvernement de la France ont été écrits à partir des notes d’entretiens que j’ai pu réaliser avec des conseillers ministériels en postes en 2017, lors de mes premières recherches préparatoires, et à partir des notes recueillies au fil des lectures d’ouvrages de témoignages d’hommes politiques ou de conseillers ayant occupé des fonctions gouvernementales durant les vingt dernières années. Il est apparu durant ces conversations et ces lectures que la difficulté à gouverner en France relevait principalement de causes pratiques, et de blocages mentaux. Les causes pratiques sont assez simples, il s’agit le plus souvent du manque de temps, pour un ministre et son cabinet habitués à tout vérifier et tout contrôler, à rebours de tout principe de subsidiarité et en doublon d’administrations déjà existantes, ce qui ne permet plus de consacrer de l’énergie à l’imagination politique et au gouvernement stratégique, le quotidien étant occupé par la gestion administrative, et par la vie politicienne qui occupe le peu de temps disponible dans la vie du ministre, avec son cortège d’interventions médiatiques, de chausses trappes, etc. Les ministres disposent donc de relativement peu de temps pour se livrer réellement à l’action politique d’ensemble qui est attendue d’eux et qui est normalement une mission faite d’arbitrages et de l’application d’une vision. Le blocage mental vient lui d’une sorte de paralysie de la classe politique, écrasée par le culte de l’image, la peur panique des conséquences politiques d’une accusation de “dérapage”, par exemple dans la gestion de l’ordre public ou le discours vis-à-vis de certaines minorités idéologiques agressives, l’incapacité à trancher dans des arbitrages parfois délicats, ou encore la résignation devant la force d’inertie des structures administratives nationales et internationales dont ils sont pourtant les principaux animateurs ; en somme la difficulté à prendre un risque politique dont il faudrait assumer des conséquences lourdes pour une carrière personnelle, mais nécessaires pour la France.

Le Président de la République actuel aurait ainsi dit un jour au sujet de la prudence de son ancien Premier ministre, Edouard Philippe, “Il gère son risque pénal”. La chose est venimeuse, mais assez bien dite, et explique souvent la difficulté à prendre en temps et en heure des décisions énergiques qui pourraient entraîner un risque, être contestées par des groupes de pression ou même par une partie de l’administration. La gestion actuelle de la pandémie en est un bon exemple, avec une gestion administrative quotidienne assez efficace en regard d’autres Etats voisins, mais marquée par une grande difficulté à établir une vision politique cohérente et de long terme, ce dont on s’aperçoit quand on retrace la stratégie adoptée en matière de santé et de prévention du risque pandémique depuis 2010, marquée par le déni de ce risque et des fragilités de l’hôpital, alors que les rapports nationaux et internationaux se sont multipliés sur ce thème dans la même période. La conséquence de ce blocage devant le risque et de cette incapacité à prendre de la hauteur est pourtant lourde de conséquences, on le voit, dans une société fracturée, où la défiance vis-à-vis des gouvernants est devenue chose quasi normale, au péril de l’unité nationale.

Dans son domaine, Le Troisième exil a voulu rendre aussi témoignage de cette fragilité actuelle de l’Etat face au risque politique et à la prise de décision. J’ai voulu aussi mettre en avant les conséquences désastreuses de cette pusillanimité en matière de discordes dans le corps social.

A ce niveau, l’invocation des puissances supranationales, notamment celle de l’UE, est souvent un prétexte utilisé par nos dirigeants pour évacuer leurs responsabilités, alors même que leurs fonctions les amènent à participer aux instances de gouvernements de ces structures supranationales… On en revient alors à l’élémentaire, la capacité de décision, ici défaillante, des hommes, pris au sein des structures complexes qu’ils animent et dont ils sont membres.

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