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France : Société

Le cerveau des progressistes n’était pas équipé pour le surgissement d’un événement moyenâgeux du type coronavirus

Le cerveau des progressistes n’était pas équipé pour le surgissement d’un événement moyenâgeux du type coronavirus

Patrick Buisson publie un ouvrage dense sur La fin d’un monde, cette période de 1960-1975, à propos de laquelle il décrypte la fin du monde paysan (qu’il avait déjà évoqué dans son film Les derniers Gaulois) et de la France chrétienne, signe de notre décadence. Interrogé dans Valeurs Actuelles, il déclare :

[…] Tout s’est noué ou plutôt dénoué à ce moment-là, au cours de ce que le grand historien Pierre Chaunu a appelé « l’instant du malheur ». En l’espace de quelques années, on ouvre le comptoir des soldes qui s’emballe aussitôt en une grande braderie : la seconde mort de Dieu dont l’enterrement religieux, comme il se doit, a pris devant l’histoire le nom de “concile Vatican II”, la destruction programmée du catholicisme rituel et festif des petits et des humbles – celui des Rogations et de la Fête-Dieu, celui des saints intercesseurs et du rosaire -, le krach de la foi, l’offensive libertaire contre la verticalité et le “nom du père” en tant que principe et source d’autorité, la destitution biologique, juridique et sociale de la paternité avec la pilule et la déchéance du pater familias, la dissolution de la famille au nom du droit au bonheur individuel, le sexe comme ersatz de l’amour, le remplacement des traditions populaires par une culture de masse importée de l’étranger, l’ethnocide des campagnes, la fin des paysans et la déconstruction des paysages, soit, dans la novlangue techno, le remembrement qui a saccagé la France à la fin des années cinquante.

En quoi cette grande braderie, dont vous nous faites visiter les rayons les uns après les autres, éclaire-t-elle la crise, ou plutôt les crises, que nous vivons aujourd’hui ?

Ce qui m’a frappé, c’est le désarroi voire la panique qui s’est emparée de l’appareil d’État et de la population, sans commune mesure avec ce qui s’était passé lors de la grippe asiatique de 1957-1958 ou la grippe de Honk Kong de 1969-1970. Pour la première fois, face à un événement imprévu, l’histoire nous a présenté la facture de la sortie du religieux, du “grand désenchantement” diagnostiqué par Max Weber au début du siècle dernier. Nous nous sommes alors aperçus que le fait de “vivre à nu”, selon la belle formule de Marcel Gauchet, sans la protection des dieux, avait un coût, que cela se payait en difficulté d’être soi individuellement et collectivement. Pour s’être délestée des grands récits qui donnaient du sens à la vie et à la souffrance humaine, pour avoir enseveli l’immense richesse amassée par l’intelligence humaine afin de contenir l’angoisse de sa finitude, notre époque se trouve plus démunie face au Covid, plus impuissante à combler le fléau de son propre vide que ne l’était le Moyen Âge face à la peste noire. La modernité est un vaste processus d’annulation et de destruction du sens. Or, le besoin irrépressible des hommes ne tient ni à la demande de justice ni à la demande d’ordre mais à la signification. Ils veulent qu’on les ravitaille en espérance ou en utopie, en raisons de vivre et – ce qui est plus difficile encore – en raisons de mourir.

[…]

Depuis le début de la pandémie, les médias n’en finissent pas d’insister sur les dommages psychiques et l’explosion des pathologies dépressives qu’ils attribuent au confinement. Ce que personne n’a relevé, c’est que le Covid a mis un terme à cet invariant anthropologique qui voulait que le suicide, la mort autoadministrée, soit moins fréquent en période de guerre et de catastrophe qu’en temps ordinaire. Jusqu’ici, chaque fois que l’un de ces grands fléaux s’abattait sur l’humanité, la nécessité qu’il y avait de mobiliser son énergie pour survivre ne laissait pratiquement plus aucune place au mal de vivre. On l’a vu sous l’Occupation : on avait trop de difficultés à être pour s’abandonner au mal-être. Les mêmes médias qui s’inquiètent de la santé mentale des Français se félicitent de leur résilience. Le problème, c’est que de résilience il n’y a point. L’époque ne parle jamais tant des choses que lorsqu’elles ont disparu. Comme si les mots avaient le pouvoir de suppléer cette disparition.

Emmanuel Macron a-t-il été à la hauteur de la crise ? En quoi le politique peut-il répondre à des questions que vous décrivez comme anthropologiques, métaphysiques ou civilisationnelles ?

Le 19 mai 1940, le gouvernement de Paul Reynaud était allé au grand complet à Notre-Dame de Paris pour implorer la protection divine contre l’invasion allemande. En mars 2020, Emmanuel Macron, ce président qu’on disait habité par les grandes problématiques métapolitiques, n’a pas jugé que le recours à “l’opium du peuple” puisse être d’aucune utilité ni d’aucun secours contre le nouvel envahisseur. Il a fermé les églises et interdit de facto la célébration publique des messes. Ce qui ne s’était jamais produit sur le sol national. La liberté de culte a été rabaissée en dessous même de la liberté de manifestation qui, elle, est restée autorisée.

Est-ce la faute du président si le peuple français n’est plus un peuple religieux et que notre conception de la mort a changé ?

Certes non. Mais il n’a rien fait non plus pour conserver aux sépultures des victimes la part minimale de ritualité consubstantielle à notre humanité. L’histoire de l’homme débute avec les premières tombes attestées voici plus de cent mille ans, à ce moment précis où il commence à enterrer ses morts et transforme un événement biologique en un événement spirituel. Nous sommes arrivés au bout du processus inverse : la “fin” qui n’est plus qu’une simple défaillance technique, le terme de la vie organique, s’est substituée à la mort qui avait une dimension sacrée. Sur l’autoroute de la décivilisation, le disciple de Paul Ricoeur n’a pas cru devoir lever le pied.

[…]

Il faut bien comprendre que le cerveau des progressistes n’était pas équipé pour le surgissement d’un événement moyenâgeux du type coronavirus. D’où les dysfonctionnements en cascade devant cette réalité insupportable : le progrès échoue sur sa promesse fondatrice qui était celle du bonheur. Aujourd’hui mieux qu’hier et moins bien que demain. Il ne faut pas aller chercher ailleurs la rage, si bête et si drôle à voir, de certains médias contre les “enfermistes”. Ce n’est pas tant de la privation de libertés dont ils ont souffert que du manque à jouir. L’autre bonne nouvelle est là : le vrai progrès que nous apporte la crise du Covid, c’est finalement d’avoir appris au plus grand nombre à douter du progrès et de son irréversibilité.

Vous accordez une place centrale à la déchristianisation dans le processus de décivilisation et la fabrique d’une nouvelle humanité…

Ce sont les pères conciliaires qui en utilisant le prestige du monde ancien dont ils étaient les dépositaires en ont précipité la liquidation. Le passage d’un capitalisme de producteurs à un capitalisme de consommateurs, en disqualifiant l’idéologie sacrificielle du christianisme et sa culture du renoncement à la jouissance des biens terrestres, a introduit une rupture d’affinité entre l’ethos chrétien et les nouvelles normes de l’économie. Au moment où elle aurait dû rejeter les deux matérialismes mortifères – capitalisme et socialisme confondus – et mettre la révolution au service de la foi et de la tradition, l’Église a fait le choix d’abaisser la verticalité du sacré et le niveau de ses exigences pour aller se percher sur la branche horizontale déjà très encombrée d’une immanence humanitaire. Elle a pris le risque de se banaliser au rang de simple productrice de biens symboliques, en concurrence, sur le marché des croyances, avec la nouvelle religion des choses que portait la révolution consumériste. Elle n’est pas allée au monde, elle s’est rendue au monde selon la formule désormais fameuse de Maurice Clavel.

Vatican II est donc l’impulsion fatale ? Votre modèle, Maurice Clavel, va jusqu’à dire que le diable a siégé au Concile…

Au vu du résultat, il ne faut pas exclure qu’il y ait eu quelques mandataires et que tout le monde n’a pas soupé avec eux avec une longue cuillère. En tout état de cause, la rencontre du Dieu fait homme et de la religion de l’homme fait Dieu a tourné au fiasco. Il y a un lien puissant dans le schéma mental qui relie la permanence et la fixité au sentiment religieux. Avec la notion d’aggiornamento, l’Église a fait entrer le loup de la relativité dans la bergerie des fidèles. Puisque l’Église modifiait les règles d’hier, rien ne prouvait que celles que l’on édictait pour se mettre au goût du jour seraient encore celles du lendemain. À la mort de Jean XXIII, de Gaulle a eu ce mot terrible, rapporté par Peyrefitte : « On a toujours tort de donner l’apparence de se renier, d’avoir honte de soi-même. Comment voulez-vous que les autres croient en vous si vous n’y croyez pas vous-même ? »

Vous accusez le courant progressiste d’être à l’origine de la déconstruction du catholicisme…

La petite bourgeoisie cléricale, qui a pris alors le pouvoir dans l’Église comme au sein de la société française, a voulu rationaliser le catholicisme, le rendre plausible et acceptable pour la raison raisonnante des contemporains, de même qu’elle s’est employée à rendre l’Évangile intelligible aux esprits instruits et modernes en le démythologisant. Moyennant quoi, à peu près tous les dogmes du catholicisme ont été mis sous le boisseau : le péché originel, le jugement dernier, la résurrection des corps, le paradis et l’enfer. En dix ans, la croyance dans l’au-delà chrétien d’une vie après la mort s’est effondrée de vingt-cinq points dans les enquêtes d’opinion. La période postconciliaire est celle où dix millions de Français basculent dans l’abîme des sociétaires du néant. Régis Debray a résumé drôlement cette sortie du monde chrétien : « En Occident, l’espérance de vie n’a cessé de reculer. On est passé de l’éternité à 78 ans pour les hommes et 83 ans pour les femmes. »

La mutation de l’économie, l’exode rural et l’urbanisation, la révolution des moeurs et la culture de masse ne rendaient-ils pas inéluctable la déchristianisation ?

À contre-courant de ce schéma déculpabilisant, le sociologue François-André Isambert fait des transformations internes de l’Église le moteur principal de la désaffection des masses. Il n’y a pas eu déchristianisation mais “exchristianisation” des milieux populaires attachés aux fonctions rituelles et festives du culte, qui ont été repoussés à l’extérieur de l’Église par la conjonction de l’avènement d’un intellectualisme religieux et d’un sectarisme souvent dicté par un réflexe de classe. Le néocléricalisme progressiste aura été une redoutable machine à exclure les petites gens et les pauvres. […]

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