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Pays : Turquie

La violation systématique des droits des minorités chrétiennes en Turquie

La violation systématique des droits des minorités chrétiennes en Turquie

L’ECLJ a déposé lundi dernier des observations écrites à la CEDH dans l’affaire Arnavutköy Rum Ortodoks Taksiarhi Kilisesi Vakfi c. Turquie (Requête n°27269/09). La requérante est l’une des fondations de la communauté orthodoxe grecque de Constantinople, « Arnavutköy Rum Ortodoks Taksiarhi Kilisesi Vakfi ». Elle a été expropriée d’un terrain de 8 394 m2, situé à Beşiktaş, l’une des municipalités d’Istanbul, qu’elle possédait depuis plus d’un siècle. Ci-dessous la conclusions de ces observations, par Grégor Puppinck (directeur de l’ECLJ) et Nicolas Bauer (chercheur associé à l’ECLJ) :

L’absence de reconnaissance formelle de la propriété de la fondation requérante ainsi que son expropriation sont une privation arbitraire de son bien, motivée par une volonté de discriminer l’Église orthodoxe grecque. Cette violation discriminatoire du droit de la fondation requérante au respect de ses biens révèle plus profondément un but inavoué et constant de l’État turc : confisquer les biens des chrétiens. Une conclusion plus générale permet d’étayer cette affirmation.

Bien que la Constitution turque reconnaisse officiellement la Turquie en tant qu’État laïc, les non-musulmans sont dans la pratique traités par l’administration comme des citoyens de seconde zone, par diverses discriminations[1]. Même les minorités protégées par les traités de Lausanne (1923) et d’Ankara (1930) sont touchées.

Comme l’ECLJ l’avait montré dans son rapport de décembre 2018 « Christians in Turkey »[2], les exigences imposées aux Églises concernant la construction de lieux de culte sont discriminatoires. Les violations du droit à la propriété et donc de la liberté de religion des chrétiens sont en réalité systématiques et intentionnelles. Ainsi, contrairement aux musulmans, les chrétiens sont en général tenus d’acheter au moins 2 500 m2 de terrain pour construire une église et n’ont pas l’autorisation d’avoir des lieux de culte en certains lieux[3]. Par ailleurs, les églises sont régulièrement l’objet d’actes de vandalisme dont les auteurs sont rarement recherchés et poursuivis[4]. La Cour européenne avait déjà été saisie de plusieurs affaires concernant l’expropriation de terrains et de biens immobiliers de fondations reconnues par la Turquie en vertu du Traité de Lausanne, notamment ceux de l’Église arménienne[5] et de l’Église orthodoxe de culture grecque[6]. Dans toutes ces affaires, la Cour avait conclu à la violation du droit de ces Églises consacré à l’article 1 du Protocole n °1.

Plus globalement, les patriarcats arméniens et grecs orthodoxes ne sont pas reconnus comme personnes morales. Ils sont donc à la recherche d’une reconnaissance juridique et de droits propres en tant que patriarcats et non par le biais de la création de fondations comme la requérante[7]. L’absence de personnalité morale des communautés religieuses est en pratique une discrimination contre les religions non-musulmanes, qui, contrairement à l’islam, ne sont pas représentées par la direction des Affaires religieuses (la Diyanet) rattachée au Premier ministre[8].

Ainsi, comme l’ECLJ l’avait montré dans ses observations sur l’affaire Fener Rum Patrikliği (Patriarcat œcuménique) c. Turquie[9], le refus de reconnaître la personnalité juridique du patriarcat œcuménique de Constantinople n’est pas un moyen proportionné à l’objectif de maintien de la laïcité et de la sécurité nationale. En effet, le patriarcat œcuménique – de même que l’Église catholique, le patriarcat arménien ou toute autre communauté religieuse – est une entité légale qui doit pouvoir bénéficier de la protection offerte par le droit et les droits de l’homme. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (« Commission de Venise ») l’a déjà rappelé[10], de même que l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), qui a considéré en 2010 que l’« absence de personnalité juridique qui touche [ces communautés] a des conséquences directes en termes de droit à la propriété et de gestion des biens »[11].

En conséquence des discriminations subies par les minorités chrétiennes, leur forte émigration a considérablement réduit leur présence en Turquie. En 1920 il y avait encore deux millions de chrétiens en Turquie[12] ; ils ne sont plus que 68 600 aujourd’hui et représentent 0,1% de la population[13]. Plus particulièrement, alors que la minorité orthodoxe de culture grecque représentait 200 000 croyants au début du XXe siècle, ils sont aujourd’hui moins de 3 000. Ce nombre extrêmement bas menace donc la survie de l’orthodoxie grecque en Anatolie[14]. Il y a par ailleurs aujourd’hui 90 000 orthodoxes arméniens et 7 000 protestants[15]. Ces chiffres ne sont que des estimations, car certains chrétiens cachent leur identité par peur des discriminations et, dans certains cas, du harcèlement.

Ces difficultés sont liées à un problème culturel et religieux. Les chrétiens en Turquie sont pour la plupart antérieurs et étrangers à la nation turque et donc perçus comme menaçant l’unité du pays. Plus profondément encore, l’oppression des minorités chrétiennes en Turquie a une dimension eschatologique. Dans un discours, le 19 mars 2019, le président turc Recep Tayyip Erdoğan avait déclaré qu’« avec l’aide d’Allah, ni les résidus de Croisés ni les nostalgiques de Byzance ne nous écarteront de notre voie »[16] et, concernant la basilique sainte-Sophie d’Istanbul, « nous sommes ici depuis mille ans et si Dieu le veut, nous resterons ici jusqu’à l’Apocalypse »[17]. A l’opposé, de nombreux chrétiens vénèrent la Vierge de l’Apocalypse qui, couronnée de douze étoiles, tient sous ses pieds un croissant de lune et un serpent.

La présente affaire n’est ainsi qu’un exemple parmi d’autres de la persécution latente subie par les chrétiens en Turquie, victimes d’un nationalisme ethnico-religieux.

 

[1] Abdullah Kiran, “How a social engineering project affected Christians in Turkey”, International Journal for Religious Freedom: Researching Religious Freedom, Issue 1 & 2 (2013), vol. 6, p. 51.

[3] Ibid., p. 11.

[4] Ibid., p. 15. Voir aussi : Grégor Puppinck, Christophe Foltzenlogel, Andreea Popescu, “L’Église catholique et l’Anatolie” M.G. Robertson Global Centre for Law & Public Policy Research Paper No. 15-7, 1 J. M.G. ROBERTSON GLOBAL CTR. FOR L. & PUB. POL’Y 127 (2015), 25 mai 2016, p. 148.

[5] CEDH, Yedikule Surp Pirgiç Ermeni Hastanesi Vakfi c. Turquie, n°36165/02, 16 mars 2009 ; Samatya Surp Kevork Ermeni Kilisesi c. Turquie, n°1480/03, 16 mars 2009.

[6] CEDH, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfi c. Turquie, n°34478/97, 9 avril 2007 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie, n°37639/03, 3 juin 2009 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie n°2, n°37646/03, 6 janvier 2010.

[7] Département d’État des États-Unis, “2017 Report on International Religious Freedom – Turkey” 29 mai 2018.

[8] Commission européenne pour la démocratie par le droit (« commission de Venise »), Avis sur le statut juridique des communautés religieuses en Turquie et sur le droit du patriarcat orthodoxe d’Istanbul à user le titre « œcuménique », adopté lors de la 82e session plénière, Venise, 12-13 mars 2010, § 34.

[10] « Commission de Venise », op. cit., § 108.

[11] Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), « Liberté de religion et autres droits de l’homme des minorités non musulmanes en Turquie et de la minorité musulmane en Thrace (Grèce orientale) », Résolution 1704, 27 janvier 2010.

[12] Daniel Pipes, « La disparition des chrétiens au Moyen-Orient », Middle East Quarterly, Hiver 2001.

[13] Grégor Puppinck, Christophe Foltzenlogel, Andreea Popescu, op. cit., p. 128.

[14] Elizabeth Prodromou, Rome and Constantinople, A Tale of Two Cities: The Papacy in Freedom, the Ecumenical Patriarchate in Captivity, Berkley Center for Religion, Peace and World Affairs, 22 mars 2013.

[15] Département d’État des États-Unis, “2009 Report on International Religious Freedom – Turkey” 26 octobre 2009.

[16] « La campagne à outrance du président turc, Recep Tayyip Erdogan », Le Temps, 27 mars 2019.

[17] « L’attentat en Nouvelle-Zélande vise en fait la Turquie, déclare Erdogan », Agence France-Presse, 19 mars 2019.

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