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L'Eglise : L'Eglise en France

La messe traditionnelle a un très bel avenir

La messe traditionnelle a un très bel avenir

Environ 600 personnes ont participé samedi au colloque sur l’avenir de la messe traditionnelle à Paris, organisé par Renaissance catholique.

Voici l’intervention du chanoine Denis, prêtre de l’Institut du Christ-Roi :

La Messe traditionnelle nourriture de nos âmes

Bien chers amis,

Vous tous qui êtes ici présents, habitués ou non à la liturgie ancienne,

Vous qui avez fait le déplacement dans cette Maison de la chimie en curieux, en badaud ou en simple baptisé soucieux du sort réservé à la Messe traditionnelle,

Vous, enfin, qui regardez ou regarderez cette conférence sur les réseaux sociaux,

je vous salue, tous et chacun, chaleureusement.

Bravo à vous d’avoir sacrifié une grasse matinée et bloqué votre samedi pour venir ici !
Que le Christ qui est Fils de Dieu,

Roi des Nations, Sauveur des hommes et Prêtre Souverain,

Vous bénisse et vous garde.

Les organisateurs de cette journée m’ont donc convié à ouvrir ce colloque qui pose une grave question : « Quel avenir pour la Messe traditionnelle ? » Oui, il s’agit d’une question d’importance parce qu’elle dépasse de loin les prêtres qui la célèbrent et les fidèles qui y assistent. Je tiens à remercier les associationsRenaissance Catholique, Notre-Dame de Chrétienté, Oremus, Lex orandi et Una Voce pour leur confiance et prie le Ciel de répondre à leurs attentes.

« La Messe de Saint Pie V, nourriture de nos âmes », voilà le thème sur lequel, mes chers amis, j’ai donc été invité à m’exprimer devant vous, durant cette demi-heure qui vient.

UN GRAND HONNEUR ET UN GRAND BONHEUR

Disons-le sans fard, c’est pour moi un grand honneur et un grand bonheur d’évoquer cette réalité si profonde : le Saint Sacrifice de la Messe, tout à la fois « source et sommet de la vie chrétienne » (expression du Concile Vatican II, Lumen Gentium, n°11). Ces fameux « Saints Mystères » qui viennent rassasier nos âmes, les consoler parfois, les ragaillardir souvent.

Oui c’est un grand honneur de dire publiquement mon amour de la Messe tridentine (L’évangile dirait de le « crier sur les toits »). Car, s’il m’est possible de vivre de la Messe traditionnelle aujourd’hui, de témoigner de sa réalité sur les âmes depuis 10 ans que je la célèbre, c’est parce que l’Eglise m’a donné la joie de puiser à de tels trésors. Qu’elles sont douces en effet ces paroles que le pape Benoît XVI a gravées dans le marbre de nos convictions intimes :

« Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste ».

En bénéficiant d’une formation traditionnelle, une formation intégrale – humaine, théologique et spirituelle – au cours de mon séminaire, j’ai pu faire l’expérience des correspondances merveilleuses entre le culte sacré et le quotidien profane à sublimer, entre l’office divin et le service du prochain, entre la sérénité de la Messe et le calme à conserver face au tumulte du monde.

Mais le grand honneur que j’ai à vous parler ne se limite pas à la seule considération des trésors que l’Eglise nous donne. Il se fonde aussi sur cette génération de pasteurs qui se sont attachés à les conserver et à les défendre, ces trésors. A l’occasion des grands bouleversements qui ont suivi le concile Vatican II, vous le savez, des ministres du Christ ont eu à cœur de venir au chevet des fidèles déboussolés et exposés au désarroi.

Si le fondateur de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X, l’ancien archevêque de Dakar et Supérieur des Spiritains, Mgr Marcel Lefebvre, véritable évêque dans la tempête, reste la figure la plus emblématique de la défense et de la transmission de la Messe traditionnelle – beaucoup de ses intuitions furent justes et nombre de ses mises en garde devinrent prophétiques ; pour le reste « Qui suis-je pour juger ? » – je ne voudrais pas manquer d’évoquer aussi tous ces prêtres humbles, fidèles, discrets, courageux qui malgré les oukases, les intimidations et les mises au banc, ont continué de célébrer les Saint Mystères dans le rite de Saint Pie V, rite jamais abrogé. Ces prêtres ont souffert. Ils étaient « Ces prêtres qui souffrent» dont l’écrivain Michel de Saint-Pierre a traduit les maux avec tant de finesse, de verve et d’émotion. Après les sacrifices de ces prêtres, grâce à leurs sacrifices, me voici devant vous ce matin. C’est un honneur et je tenais à leur rendre hommage.

A ce grand honneur se conjugue en outre un grand bonheur. Le grand bonheur, comme l’a d’ailleurs si joliment titré Nicolas Diat en décrivant la vie bénédictine à l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault, dont le cœur palpite au rythme de l’antique liturgie.

Bien sûr qu’il s’agit d’un grand bonheur que de vous parler de la Messe traditionnelle. Eh quoi donc ! Imaginez chers amis, oui imaginez Cyrano parlant de sa Roxane, Le Nôtre de ses jardins, Chateaubriand de sa Bretagne, Bernadette de sa grotte, Dom Gajard du chant grégorien, Saint Pie X de l’Eucharistie… Alors, évidemment, et sans emphase, quel bonheur pour un prêtre d’évoquer la Messe au cours de laquelle il sait que Dieu se donne aux âmes tandis que les âmes ont la possibilité de se donner à Dieu. Ce n’est pas rien, tout de même.

Durant mes années de séminaire, et a fortiori depuis que je suis prêtre, j’ai eu le grand bonheur de passer et repasser le cycle liturgique. J’ai gouté à la simplicité des messes basses et me suis émerveillé devant la majesté des cérémonies pontificales. J’ai savouré les grandes antiennes durant l’Avent et ressenti l’étau qui se resserre sur le Christ au cours des derniers jours du Carême. J’ai respiré des nuages d’encens les jours de fête et médité sur les fins dernières devant des catafalques, en velours noir et aux galons argentés. J’ai assisté au dépouillement des autels le soir du Jeudi Saint et jubilé au concert des carillons pendant le Gloria de la Vigile Pascale. J’ai frémi devant la gravité du chant de la Passion et j’ai tremblé la première fois que j’ai ouvert un tabernacle. J’ai béni le Ciel lors de l’ordinations de mes confrères et, je l’avoue publiquement ce matin, j’ai parfois piqué du nez à l’office des Ténèbres…

DES RAISONS SUBJECTIVES AUX RAISONS OBJECTIVES

Mais en quoi donc la Messe traditionnelle vient-elle nourrir nos âmes ? Ma description, trop succincte et trop personnelle, se cantonne aux accidents des cérémonies, et non à leur cœur même.

Bien sûr en affaire de sentiments, il y aura toujours une part de subjectivité. Les raisons subjectives qui font que la Messe traditionnelle plaît à tel ou tel n’en ont pas moins leur intérêt propre. Des fidèles vont apprécier la musique sacrée ou les pièces d’orgue constituant le répertoire habituel de l’ancienne liturgie. La beauté des ornements, la place réservée au silence, la précision doctrinale ou l’ordonnancement des cérémonies vont convenir à certains. D’autres, encore, seront rassurés par la jeunesse des assemblées, la vitalité qu’elles dégagent, la ferveur qu’elles diffusent, l’élan missionnaire qu’elles insufflent. Dieu se servant de tout pour attirer les âmes à lui, il ne saurait être question de balayer ces raisons subjectives du revers de la main. Elles constituent, au final, autant d’hameçons pour parvenir à des raisons objectives. Car la Messe n’est pas seulement une affaire d’amour, une affaire de cœur ; elle est, avant tout et par-dessus tout, une affaire de foi.

Comme la nourriture terrestre, la nourriture spirituelle est destinée à pourvoir à des besoins (donner l’énergie à notre corps, offrir des grâces à notre âme). Toutes les mères le savent : alimenter ses enfants ne se résume pas à leur distribuer des ressources énergétiques d’une façon pointilleuse et, pour tout dire, froide et impersonnelle. Elles nourrissent certes leur progéniture, mais elles éduquent aussi le goût de leurs petits. De la même manière, l’Eglise, dans sa Tradition liturgique et à la suite du Christ, s’applique à nourrir les âmes : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui ». Mais elle sait aussi que cette manducation mystérieuse nécessite une certaine éducation des papilles gustatives de l’âme : « Beaucoup de ses disciples, l’ayant entendu, dirent : “cette parole est dure, et qui peut l’écouter ? ” ».

Accéder à un milieu supérieur, ou seulement étranger au sien, réclame en effet d’y entrer en montant, en s’élevant. Passer du terrestre au sacré, de l’usuel à l’intime exige un effort, une initiation. On s’imagine trop, aujourd’hui, pouvoir entrer partout de plain-pied. Ceux qui découvrent ou fréquentent la Messe traditionnelle, par le fait même qu’ils passent de façon franche d’un monde profane à un monde divin, doivent suppléer par leur puissance d’amour et d’adaptation, au déséquilibre créé par ce changement de milieu. Gustave Thibon, au sujet justement des différences de milieu dans le mariage, illustre très bien ce propos, avec le sens de la formule qu’on lui connaît :

« Un prince ne peut épouser avec fruit une bergère, nous dit-il, que si cette bergère possède une âme de princesse ».

De même, on ne peut épouser la pensée de Dieu et digérer sa nourriture sans avoir auparavant retrouvé une âme d’enfant. Saint-Exupéry ne dit pas autre chose au début du Petit Prince :

« Quand le mystère se fait trop impressionnant, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de lui obéir ».

Obéir au mystère plutôt que de s’évertuer à l’adapter à nos concepts. S’agenouiller devant l’Eternel plutôt que de le bricoler à notre mesure. Tenir la main de Dieu comme un enfant plutôt que de mener sa barque à sa guise.

Aussi, avant de préciser les différentes raisons pour lesquelles la Messe traditionnelle nourrit nos âmes, je voudrais au préalable présenter le langage employé par la liturgie antique pour nous nourrir. La manière avec laquelle elle s’y prend pour s’adresser à Dieu certes, mais aussi nous le faire rencontrer.

LE LANGAGE DE LA LITURGIE TRADITIONNELLE

Sans doute les flèches de la cathédrale de Chartres chantées par Péguy ne sont-elles pas nécessaires pour percevoir que l’Eglise de la terre nous indique la direction du Ciel. De même, il n’est probablement pas indispensable d’avoir entendu une fois dans sa vie le Miserere d’Allegri pour exprimer la contrition de ses fautes et en implorer le pardon. Il est cependant dans la nature même de la connaissance humaine, et de son expression, de s’élever à l’inconnaissable et à l’ineffable par le langage des sens. Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. / Rien n’est dans l’intelligence qui ne soit d’abord passé par les sens. Faire descendre dans le cœur des hommes un peu d’éternité et leur offrir, par ce goût d’infini, de quoi se hisser vers les choses d’en-haut n’est pas l’affaire de formules de cuisine ou de locutions profanes. Cela réclame un langage particulier. Une manière de s’exprimer qui vient du Ciel. Non un langage d’initiés mais un langage qui permette de tisser des liens entre le monde d’ici-bas et celui d’en-haut, un langage qui fédère dans un élan commun l’église militante de la terre, l’église souffrante du purgatoire et l’église triomphante du Ciel. C’est à ce prix que s’établissent sur notre terre les colloques de grâces et les déluges de bienfaits ; Confucius le déclarait déjà avec bon sens :

« Sans langage commun, il n’est d’affaires conclues ».

C’est ce langage entre les morts et les vivants, qui relie le plancher des vaches avec les balcons des anges, qui a contribué, siècle après siècle, à la composition de la liturgie traditionnelle. Une liturgie éprouvée par le réel, la succession des temps et la condition humaine. Un langage mystique et éternel qui fait peu de cas des modes éphémères et des considérations passagères. C’est ce qu’illustraient fort bien les propos du cardinal Ottaviani au sujet du rite de la messe qui

« ne doit pas être traité comme s’il s’agissait d’un morceau de tissu à retravailler selon le caprice de chaque génération ».

La Messe traditionnelle représente à cet égard probablement la plus antimoderne des pétitions. Son langage, façonné par l’Esprit-Saint, n’a rien de mondain. Elle n’est pas une Messe sur le monde mais une Messe qui s’enracine dans un autre monde : le monde du cœur très humain et très divin de Notre Seigneur Jésus- Christ. Elle est un culte adressé à la gloire de Dieu dont l’effet de sa pure bonté permet qu’il rejaillisse sur les âmes et profite à leur salut. La liturgie catholique, latine et grégorienne, s’est ainsi polie par les coutumes séculaires des sacristies, des chapitres cathédrales et des monastères. Elle s’est enrichie des inspirations géniales des architectes, des peintres, des sculpteurs comme des compositeurs. Adapté tant à la transcendance du message qu’à la pesanteur de ses destinataires, le langage liturgique de la Messe traditionnelle, de prime abord mystérieux, fait de beauté, de poésie, de mélodies anciennes aussi, de parfums et de couleurs, de dorures comme de statues naïves, d’humbles chapelles ou de campaniles audacieux, de rites, de cycles et de processions, – de tout ce qu’il est convenu de nommer « le sacré » –, ce langage traditionnel s’attache à manifester un Dieu trinitaire distribuant ses grâces et faisant descendre les bienfaits divins sur la terre des hommes. Tout le reste est affaire de médiation dissonante et de dyslexie pastorale. Enlevez le mystère et vous trouverez l’ennui grisant du profane. Seule une hymne grégorienne peut se targuer d’offrir ce cadre incomparable dans lequel musique, poésie et prière se mêlent et s’épousent sans se faire de l’ombre l’une l’autre. La Messe traditionnelle et son langage, à la fois dépaysants et incarnés, nous rappellent avec mérite notre filiation, notre identité et notre destinée d’enfants de Dieu, marqués du sceau du saint baptême et en route vers le Ciel.

La beauté des choses, dit Michel De Jaeghere en parlant de Stendhal dans son Automne romain, a besoin de temps et de détours pour s’offrir en plénitude. Le déploiement liturgique de la Messe traditionnelle, empreint de lenteur et de manifestations grandioses, relève de ce même dévoilement progressif mais pour une oblation plus sublime encore : Dieu s’abaissant jusqu’à nous. Les vérités qui se dégagent des gestes de révérences et des marques de respect se désenveloppent au fur et à mesure que la cérémonie se déroule, comme pour habituer notre regard à la lumière qu’elles libèrent. Hélas, en guise d’éclats, notre monde postchrétien souverainement – et atrocement – areligieux, baigne dans une mentalité techniciste et habité largement par le souci de rentabilité. Il propose trop souvent aux hommes un univers sans fleur, sans silence et sans poème ; autant dire un sol sans eau. Or si la beauté des choses a besoin de temps et de détours, la préférence de l’utile et de l’efficacité dominant la pensée contemporaine empêchent passablement de prendre chacun d’eux, du temps et des détours. Il fut un temps pourtant où tout était liturgique et débordait sur toutes choses en les sacralisant et les ramenait au lit des sacrements. Huysmans l’exprime à merveille dans La cathédrale :

« Le paysan savait donc que sa charrue était l’image de la croix, que les sillons qu’elle traçait étaient les cœurs labourés des saints ; il n’ignorait pas que les gerbes étaient les fruits de la contrition ; la farine, la multitude des fidèles ; la grange, le royaume des cieux ; et il en était de même pour bien des métiers ; bref, cette méthode des analogies fut pour chacun une constante invite à se mieux observer et à mieux prier. »

La civilisation occidentale vivait alors au rythme des cloches de l’église du village, du carillon des beffrois et même du subtil tintement de la cloche du foyer sonnant l’heure méritée du repas. L’osmose entre les règles du quotidien et les rubriques du culte dominical se déclinait en de multiples liturgies qui s’inspiraient des cérémonies sacrées. C’est ainsi que la vie du sanctuaire se prolongeait dans les cérémonies militaires, familiales ou royales, qui se soutenaient merveilleusement les unes les autres parce qu’elles parlaient le même langage sacré. Peu à peu les cérémonies militaires ont disparu de notre quotidien national quand elles n’ont pas laissé place à des scénographies mémorielles où le manque de goût le dispute au ridicule lui-même. La cellule familiale, dynamitée depuis mai 68, s’est fragmentée en de multiples possibilités. Quant au roi, cela fait bien longtemps que sa tête est tombée place de la Révolution. Le constat est amer. Les villages témoignent de la paganisation des masses. Quels habitants savent ce que signifie la sonnerie de l’Angelus ? La question tragique de savoir si les cloches sonneront encore demain apparaît légitime.

La plus élémentaire des observations atteste que les seules grandes liturgies qui se maintiennent, malgré la profanation englobante de la société, sont les cérémonies sportives sur lesquelles se greffent droits d’image et intérêts financiers. Terrible aveu du dévoiement du langage sacré dont le propos relevait justement de l’immatériel et du spirituel. Ainsi, par exemple, les ouvertures de matchs de la ligue des champions (qui voit s’affronter les plus grands clubs de football européens), ont droit à un ordonnancement aussi précis que soigné : entrée alignée des joueurs précédée du corps arbitral, saisie du ballon disposé sur un piédestal, station d’avant-match des équipes adverses sur une rangée de part et d’autre de la ligne médiane, accompagnement d’effets pyrotechniques, le tout sublimé par l’hymne de la ligue des champions résonnant dans tout le stade. Cet hymne n’est autre que la reprise de Zadok the priest de Haendel, hymne qu’il composa pour le sacre du roi Georges II en 1727, et repris depuis à chaque couronnement de la cour d’Angleterre au moment de l’onction du nouveau souverain (nous y aurons droit bientôt). Singerie footballistique de liturgie qui déploie tout un décorum pour aiguiser les frissons (et ça marche, j’en témoigne) et fournir un surcroît de solennité, mais sans pouvoir envisager aucunement de nourrir les cœurs et offrir un supplément d’âme.

Pour retrouver donc la joyeuse fruition du culte chrétien, il est nécessaire de se libérer des soubresauts du monde, de se purifier de ses scories, de se dépouiller de ses manières et de s’affranchir de sa médiocrité. Il est juste d’affirmer qu’entrer dans une église réclame davantage d’efforts qu’autrefois. Le langage du Ciel bouleverse les repères de notre siècle. Alors que le sens du sacré imbibait les mœurs anciennes, il devient impératif aujourd’hui de se dévêtir sur le parvis des oripeaux du profane, de l’immédiateté, du bruit, du zapping pour être en mesure de se plonger dans un langage obscur dont la grammaire est faite de recueillements et la syntaxe de silences. Fort heureusement comme le fait si bien dire Jean Anouilh à Jeanne dans son Alouette :

« Dieu ne demande pas des choses extraordinaires aux hommes. Seulement d’avoir confiance en cette petite part d’eux-mêmes, qui est Lui. Seulement qu’ils prennent un peu de hauteur. »

Retrouver le sens du sacré réclame à cet égard seulement un peu d’escalade spirituelle. Une fois lancés dans l’ascension intérieure, la grâce de Dieu aidant, nous aurons vite fait de parler le langage des voûtes, des stalles et des cloîtres. A nous d’avoir le désir des sommets.

Selon le théologien luthérien Rudolf Otto, la notion de « sacré » renvoie à celle de mysterium tremendum et fascinans – mystère redoutable et fascinant – balayant par-là la tendance moderne qui consiste à faire du Dieu auquel on s’adresse un interlocuteur à notre mesure. On pourra aussi penser aisément au Rex tremendae majestatis / du Roi redoutable en majesté, évoqué dans la séquence du Dies irae et auquel il ne viendrait à l’idée de personne de glisser une tape cordiale et virile dans le dos… A l’image de Louis de Funès, dans La grande vadrouille, rappelant à Bourvil, d’un geste frontalier, et peu amène, leur différence notoire :

« Ecoutez mon cher, dites-vous bien que nous ne sommes pas du même monde. Alors entre nous, il existera toujours ÇA. Voilà ! »,

nous pouvons affirmer avec bien davantage de certitudes (mais moins d’animosité cependant) qu’il existe entre Dieu et les hommes une différence plus profonde encore. On pourrait l’appeler un gouffre infini.

Il se trouve pourtant un paradoxe apparent : comment Dieu qui est par nature l’incompréhensible – qui ne peut pas être appréhendé en lui-même – peut-il être en même temps l’Emmanuel, c’est-à-dire ce « Dieu avec nous » ? Comment Dieu a-t-il pu non seulement se communiquer à nous par la Révélation mais encore nous devenir solidaire par son Verbe qui se fait chair, jusqu’à se faire l’un des nôtres ? Le mystère de l’Incarnation nous fait précisément comprendre que l’accès au bonheur du Ciel, qui consiste à unir notre âme à Celui qui la dépasse infiniment, est chose possible. Comme la divinité s’est unie à notre humanité en la personne de Jésus, notre humanité lavée dans le sang du Christ est en mesure d’être transfigurée. Aussi, s’il appartient à Dieu de descendre vers nous pour nous saisir, il nous appartient de recourir au sacré pour nous élever à Lui. Ce serait se méprendre que de prétendre parler au Ciel à l’aide d’un langage qui se voudrait avant tout « proche des gens » alors qu’il s’agit de s’approcher de Dieu et de cheminer vers l’autre monde. La perte du sacré finit toujours par désintéresser les hommes de la seule grande question qui vaille pourtant : la quête du Ciel. Saint-Exupéry dirait : « Avoir des inquiétudes spirituelles ».

En réalité, une liturgie bien comprise et bien vécue se propose d’établir une véritable proximité entre la tortuosité des hommes et la sainteté de Dieu. Par toutes ses expressions, elle manifeste Dieu et fait accéder en vérité l’âme à Sa sainte présence. Le langage du Ciel n’en passe pas moins par le sentiment d’un éloignement absolu. Le sacré, c’est justement ce qui nous pénètre et ce qui nous dépasse, quelque chose que le respect nous interdit de toucher et qui pourtant nous saisit tout entier. La Messe traditionnelle laisse ainsi s’exprimer le mystère, mais tout en l’enveloppant et en le cachant par des voiles de respect, de formes, de rites.

Retrouver et manifester le sens du sacré en fin de compte, c’est cacher pour mieux révéler. Il fallait oser.

POURQUOI LA MESSE TRADITIONNELLE NOURRIT NOS AMES.

Forte de ce beau langage, de cette façon d’exprimer le mystère, la Messe traditionnelle vient nourrir nos âmes avec une délicatesse et une prévenance dont seules peuvent se prévaloir les réalités nobles. Celles qui ont été éprouvées par le temps, l’expérience et la vertu.

Au-delà de la vérité, notoire et essentielle, que la Messe constitue le don du Corps, du Sang, de l’Âme et de la divinité du Christ (aliment substantiel des âmes et non plus seulement métaphorique et spirituel), au-delà de l’éclat de ce Saint Sacrifice, sa beauté, son rayonnement et son cortège de grâces et d’illuminations, si je devais résumer les raisons qui me poussent à dire que la Messe tridentine nourrit nos âmes, j’en choisirai trois. Comme tout choix, il est arbitraire. Je m’en excuse par avance.

1) La Messe traditionnelle nourrit nos âmes parce qu’elle manifeste clairement, avec un savoir-faire sans pareil, qu’elle est un sacrifice et non un récit.

2) La Messe traditionnelle nourrit nos âmes parce qu’elle nous oblige. En faisant éclater distinctement devant nos pauvres yeux humains la majesté divine, elle maintient dans notre âme le sens des proportions.

3) La Messe traditionnelle enfin nourrit nos âmes parce qu’elle nous donne le goût de la mission. Elle est une invitation explicite à l’action.

Un sacrifice et non un récit.

Dans la continuité de la liturgie sacrificielle du Temple, la Messe traditionnelle actualise les bienfaits du sacrifice, indépassable et unique, de la Croix. Elle le renouvelle de façon non sanglante. Maman Marguerite connaissait ce catéchisme élémentaire de la Messe pour avertir Jean Bosco, la veille de son ordination :

« Souviens-toi mon fils, que monter à l’autel, c’est monter au calvaire ».

La Messe ne saurait être le simple récit, qu’il s’agisse de celui du Cénacle ou du Golgotha. Comme le remarque l’abbé de Tanoüarn dans ses Méditations sur la Messe (dont je recommande vivement la lecture) :

« S’il s’était agi d’un simple récit, il aurait suffi de le répéter chez soi, de l’apprendre aux enfants. Pas besoin de liturgie ! Pas besoin de messe ni d’église pour servir d’écrin à ce qui n’est plus une perle… »

Au contraire, en instituant l’Eucharistie, le Christ propose à l’Eglise naissante une manière sublime de rendre présents les contenus du Mystère de sa Passion et sa Résurrection, mais en les montrant sous une autre forme, indéfiniment répétable (c’est le sens même du rite, qui est forcément tradition) pour les soustraire à toute déformation pouvant naître d’interprétations subjectives du récit20. C’est ainsi que le « Je suis avec vous pour toujours » devient possible et que la Tradition liturgique préserve, conditionne et garantit cette présence du Christ parmi nous.

Par la réactualisation du sacrifice du Christ sur la croix, nous ne faisons pas mémoire, au sens commun du terme, d’un événement passé. Comme nous ferions mémoire de la bataille de Bouvines ou de Charles Martel à Poitiers. Il n’y a spirituellement de vraie mémoire que la mémoire du présent : l’intensité d’une action qui, par son renouvellement continuel, échappe au temps. Voilà pourquoi la Messe latine et grégorienne ravit tant de fidèles, d’hier et d’aujourd’hui. Par sa capacité à se situer au-dessus du temps, elle est, indiscutablement, en mesure de saisir des générations demain. Et de les aider à configurer leur vie à la vie sacrificielle du Christ.

Un rite qui nous oblige et nous donne le sens des proportions.

Il suffit de réécouter Brassens chantant Tempête dans un bénitier pour prendre la mesure de la verticalité de l’ancienne liturgie. Il me semble que nous peinons à réaliser la réelle impression qu’elle laissait sur les esprits, y compris les moins perméables à ses enseignements. Oui, la Messe traditionnelle nous nourrit parce qu’elle nous impressionne. Elle nous fait croître parce qu’elle nous met à genoux. Du chœur bordé par sa table de communion au sanctuaire que surplombe l’autel avec ses gradins, son retable, ses reliquaires, ses vases garnis de fleurs, tout cet ordre invite au respect, à la discipline, et au silence. Les enfants de chœur eux-mêmes ne s’y trompent pas. Ils pressentent du plus profond de leur petite intelligence qu’on ne s’amuse pas dans des stalles comme sur le canapé du salon familial. « Terribilis locus iste », assurément ce lieu est redoutable comme l’indique l’introït de la plus belle messe qui soit : celle de la dédicace d’une église. La Messe traditionnelle nous nourrit parce qu’elle use de mille ressorts pour indiquer à tous, du célébrant au bedeau que quelque chose de grave et d’immense se déroule. La Messe traditionnelle oblige celui qui y assiste, elle l’oblige et, par-là même, le rend libre. Notre société postchrétienne, sevrée du sacré, tente de se divertir comme elle peut. Mais à trop divaguer, elle finit par enchaîner les esprits ou dévorer ses propres enfants. Or,

« L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».

La liturgie ancienne oblige et rend libre, parce que la vraie liberté n’est pas une autonomie, mais un consentement à l’être, une acceptation reconnaissante de l’héritage pour le faire fructifier. La Messe traditionnelle n’ignore pas que l’homme ne peut s’épanouir sans admirer, sans remercier, sans vénérer. Les anciens païens, eux, avaient un mot pour désigner cela, qu’il s’agisse de la dulia des Grecs ou de la pietas des Latins. Le Christ a assumé et éclairé cette noble disposition en la hiérarchisant dans l’échelle des vertus de vénération. La piété chrétienne commence par la piété filiale pour finir, pour s’épanouir, dans la piété eucharistique. La première fait reconnaître à chacun qu’il est un débiteur insolvable à l’endroit de ses parents, de son pays ou de sa culture. Mais la deuxième nous dit qu’il y a plus sublime que la vénération de ces réalités naturelles. C’est la latreia des grecs et l’adoratio des Latins. La piété eucharistique presse l’âme à adorer la présence réelle du Seigneur et le pousse à construire des cathédrales et des ostensoirs d’or pour celui qui s’est fait chair dans une petite hostie de pain.

La Messe traditionnelle nourrit aussi nos âmes parce qu’elle nous donne le sens des proportions. Elle nous redit que pour vivre la charité, ce n’est pas d’amour dont Dieu et notre prochain ont besoin, mais de preuves d’amour, « Ce ne sont pas ceux qui disent Seigneur, Seigneur qui seront sauvés, mais ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les Cieux ». La lenteur de la procession d’entrée, le confiteor du prêtre puis des fidèles, la grande prière de l’offertoire, l’Orate fratres avec le tour complet effectué par le célébrant semblant signifier à l’assistance

« Maintenant, j’y vais, je me lance, c’est mon affaire de Ministre du Christ, soutenez-moi par vos prières chers fidèles, je vais avoir besoin de votre soutien pour relever la grande aventure spirituelle de la descente de Dieu sur l’autel par mes pauvres mains ! »,

le silence du Canon, la sobriété du Pater, la manière de recevoir la communion, la façon de faire action de grâce, les agenouillements, les signes de croix, le recueillement : tout pousse l’âme, dans la Messe traditionnelle, à saisir que Dieu est Dieu, que le prêtre est un médiateur et qu’à chacun, malgré sa misère et son indigence, est offerte l’incroyable possibilité de modeler sa vie sur celle du Christ. Comment devant une telle forêt de symboles ne pas réaliser, un peu, dans son âme, la souveraine et immense bonté de Dieu ?

Le goût de la mission.

Le dernier point sur lequel je voudrais m’arrêter, au sujet de cette Messe traditionnelle qui nourrit nos âmes, est un point majeur. Il explique en grande partie notre présence ici et la raison d’être de ce colloque. La liturgie ancienne est un trésor mais il n’est pas notre trésor. Au catholique bien élevé, ses maîtres se sont efforcés de lui inculquer non pas le penchant à l’égoïsme mais plutôt le goût de l’héroïsme. Ce goût qui fait sortir de soi-même et décuple l’ambition de la diffusion. Si la Messe traditionnelle est un trésor, un coffre ouvert dans lequel il est possible de puiser sans jamais l’épuiser, alors il n’est pas envisageable de ne pas vouloir partager ses richesses autour de soi et à qui veut l’entendre. Comment pourrions-nous ne pas témoigner de la liturgie antique quand nous observons ses bienfaits sur les âmes ? Il faudrait nous taire, nous cacher, nous excuser ?

Oui, la Messe traditionnelle nourrit nos âmes et nous donne le goût de la mission. Elle est une invitation explicite à l’action. Le commentaire original de l’Ite Missa est par l’abbé de Tanoüarn est à cet égard éloquent24. Bien sûr l’Ite Missa est est un envoi qui invite les fidèles à prendre congé de la messe à laquelle ils viennent d’assister, « Allez, la messe est dite ! ». Dans les années 50, la traduction-interprétation affirmait même : « Allez, c’est l’envoi ». Mais la formule sonne de manière énigmatique. Littéralement, l’Ite Missa est pourrait se traduire : « Allez, la Messe est ! ». Le verbe utilisé est le verbe être, au présent, suggérant que la messe n’est pas d’abord un dire. La Messe « est ». Tout comme Dieu est « Celui qui est ». Elle est un agir, une réalité qui se poursuit dans le présent. Elle nous rappelle en fin de compte la loi fondamentale du catholicisme. Le Messe « est ». Elle est « Celui qui est ». « Celui qui est » est charité. Deus caritas est.

Cet envoi rappelle à chacune des personnes présentes à la Messe que sa vocation est de devenir charité. Notre Seigneur, par la Messe, souhaite accroître dans le cœur du baptisé l’amour dont il le sait trop pauvre. Pour cela, il lui communique non pas un simple amour naturel, mais un amour surnaturel qui porte le joli nom de charité. La Messe traditionnelle exprime d’une façon admirable cette nécessité de communiquer et apporter le Salut autour de nous. Sa nourriture, en quelque sorte, déborde de notre âme. Comme une table garnie, comme l’abondance d’un festin, nous voulons courir les rues pour dire à tous et à chacun de rejoindre la nef.

CONCLUSION

Mes chers amis, en juillet 2007, dans le sillage du Motu Proprio Summorum Pontificum, combien de fidèles attachés au rite antique ont senti monter dans leur cœur, comme un cri d’espoir qu’on pourrait formuler ainsi : « Messe outragée, messe brisée, messe martyrisée mais messe libérée ».

Depuis, spécialement au cours de ces derniers mois, le contexte a changé, c’est peu de le dire. Le missel de Saint Pie V continue cependant de nourrir des âmes et de faire la joie de nombreux prêtres et fidèles.

Assurément, la Messe traditionnelle nous fortifie et nous transporte. Et nous n’aurions pas le désir de l’expliquer, de la diffuser et, au besoin, de la défendre ? A dire vrai, si la situation actuelle nous désole, elle ne nous accable pas pour autant. On ne se laisse pas voler sa joie lorsqu’on la fait résider dans la fidélité à ce que l’on a reçu. Et quelle joie chers amis de vivre de ce trésor qui rend Dieu présent parmi nous !

En dépit des incompréhensions, des suspicions, voire des caricatures dont le monde traditionnel peut être l’objet, il appartient de rester digne.

Et puis, pour clôturer cet exposé, j’ajouterai même, en gardant le sourire, qu’à parcourir les évangiles, à lire les paroles du Christ, à le suivre dans ses courses apostoliques, à le voir si tendre, si affectueux avec les pauvres, les affligés, avec ceux qui souffrent l’injustice, un sentiment réconfortant me gagne lorsque je ferme le saint livre. Le sentiment, mes amis, d’être du bon côté.

Et cela, Grand Dieu : que c’est nourrissant aussi ! Je vous remercie.

 

Voici la table-ronde sur la situation de la messe dans les diocèses (Grenoble, Le Mans, Tours, Bordeaux, Versailles, Paris etc.) animée par Philippe Darantière (association Lex Orandi) :

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