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Pays : Russie

La guerre en Ukraine : un vent mauvais qui nous concerne

La guerre en Ukraine : un vent mauvais qui nous concerne

Du Général (2S) Marc Paitier sur Renaissance catholique :

L’évolution de la guerre en Ukraine est incertaine et son terme difficile à évaluer. Les analystes se contredisent et fournissent des interprétations contradictoires des événements. Il y a ceux qui parlent d’enlisement de l’armée russe tandis que d’autres, au contraire, expliquent le ralentissement par le fait que les objectifs opérationnels ont été atteints. Certains soulignent les insuffisances de l’armée russe et magnifient la résistance du peuple ukrainien ; d’autres relativisent ces deux données. Il est beaucoup trop tôt pour établir un bilan objectif des premières semaines de la guerre en Ukraine. Il n’est pas interdit cependant de chercher à en tirer quelques enseignements. Nous en prenons le risque, avec toute la réserve qui s’impose.

L’existence d’une guerre sur le théâtre européen nous rappelle que l’histoire resurgit avec ses tendances lourdes et ses tragédies. Nous avons trop longtemps vécu dans un aveuglement coupable, encouragés par ceux qui pensaient tirer les dividendes de la paix et mettaient en œuvre une politique de désarmement militaire mais, plus grave encore, de désarmement moral, transformant l’homme en consommateur et en jouisseur. On doit s’interroger sur notre capacité de résistance pour faire face à une agression majeure sur notre territoire. Savons-nous encore ce que nous défendons et avons-nous le courage de penser que cela vaut plus que notre vie ? La guerre en Ukraine nous invite à nous poser cette question vitale.

Réflexions à propos du conflit ukrainien

L’armée russe et les limites de la puissance

L’opération militaire qui a conduit à l’annexion de la Crimée en février et mars 2014, les offensives dans le Donbass de l’été 2014 et de janvier 2015, l’intervention dans le conflit syrien ont été remarquablement conduites et ont contribué à redorer le blason de l’armée russe. Il s’agissait d’opérations de faible ampleur, bien préparées, sur des théâtres limités dans l’espace. L’invasion de l’Ukraine est une opération d’une envergure beaucoup plus grande qui constitue une première pour l’armée russe. L’objectif initial qui visait le contrôle du pays et la destruction des forces armées ukrainiennes n’est pas atteint. L’armée russe montre des signes de faiblesse qui sont imputables à des failles capacitaires dans le domaine du commandement, du renseignement, du soutien logistique et de la coordination du combat interarmes. Elle est aussi ankylosée par une doctrine trop rigide qui ne lui permet pas d’adapter efficacement ses plans aux circonstances et à leurs évolutions. Historiquement, l’armée russe a toujours misé sur ses effectifs et sa force pour écraser l’ennemi sans tenir compte des pertes humaines. L’armée française a retenu trois grands « principes de la guerre[1] » : la liberté d’action[2], l’économie des moyens[3] et la concentration des efforts[4]. Ces trois principes valorisent, à tous les niveaux, l’esprit d’initiative. L’armée russe intègre ces principes mais les dilue, en en ajoutant six autres parmi lesquels figure « l’anéantissement ». Cet effet recherché, que les Russes sont les seuls à ériger en principe de la guerre, influence fortement leur doctrine tactique[5]. Sa mise en œuvre, qui privilégie l’approche directe et l’attaque frontale, repose sur le nombre et la puissance des armements. L’objectif est la destruction de l’ennemi plutôt que sa dislocation morale. Au soir de la victoire de Fontenoy[6], le jeune Louis XV contemplant le champ de bataille jonché de cadavres ennemis s’écria : « Le sang de nos ennemis est toujours le sang des hommes, la vraie gloire est de l’épargner. » Voilà un sentiment, totalement étranger à l’actuel « Tsar de Russie » comme à ses prédécesseurs soviétiques et impériaux. L’armée russe est une armée de « rouleau compresseur » qui ignore les subtilités tactiques et néglige même ses propres pertes. Le sang des hommes n’est pas économisé. En 2004, le « règlement » de la prise en otages par des terroristes tchéchènes d’un millier d’enfants et d’adultes dans une école de Beslan[7], s’est soldé par la mort de 337 civils dont 186 enfants. Il faut prendre en compte ces données, inscrites dans l’esprit russe, pour comprendre la nature des opérations conduites en Ukraine qui choque tant la sensibilité occidentale. Côté ukrainien, la vision est la même. Les abondants bombardements sur les populations civiles du Donbass le démontrent.

Dans le schéma mental russe, il y a peu de place pour la prise d’initiative aux échelons subordonnés. C’est ainsi que l’on voit, dans les combats récents, une immense colonne de véhicules blindés immobilisée sans réagir suite à la destruction d’un pont par les forces ukrainiennes. Elle devient alors une proie facile pour les forces de l’adversaire. A l’heure où ces lignes sont écrites, la totalité des forces russes déployées sur le théâtre ukrainien est engagée. Ces forces représentent 75% des forces de combat disponibles dans l’armée russe. Les 25% restants constituent un faible réservoir car elles ont d’autres missions à assurer. « « Plus l’incertitude est grande plus le chef doit avoir le courage d’accroître la part de sa réserve ». Les Russes ne semblent pas observer cette règle tactique proférée par le maréchal Foch, sans laquelle il n’est pas possible de durer dans le temps et de faire face à l’imprévu.

La primauté des forces morales

Les media insistent sur la vigueur de la résistance populaire et sur la valeur de l’armée ukrainienne. Cette dernière fait preuve d’une réelle combativité et livre une défense acharnée. L’armée régulière et les forces de défense territoriales mènent des offensives limitées mais efficaces contre les colonnes russes et les moyens logistiques. Dans le combat de mêlée et la conduite du combat interarmes, les forces ukrainiennes semblent prendre un réel ascendant tactique sur les forces russes en combinant judicieusement l’emploi des drones, de l’artillerie et des chars. Si elles parviennent à contre-attaquer localement, la portée de ces opérations demeure cependant limitée. Elles ne sont pas en mesure de reprendre les vastes zones conquises par les Russes. Le niveau des pertes humaines et matérielles est un objet de propagande d’un côté comme de l’autre. Il est impossible de l’évaluer avec précision mais il est certain qu’il est lourd dans les deux camps. Le moral des belligérants est tout aussi difficile à appréhender, son évolution davantage encore. Il s’agit pourtant de la donnée qui conditionne l’issue du conflit. « Les forces morales, disait Napoléon, entrent pour les trois quarts dans le résultat final ; les forces numériques et matérielles n’y comptent que pour un quart. »

Côté ukrainien, il semble se situer à un très bon niveau. Les forces ukrainiennes se battent dans une posture défensive qui les expose moins. Les unités qui défendent s’usent moins vite que celles qui attaquent. Elles bénéficient, par ailleurs, d’un appui significatif des pays occidentaux : fourniture de munitions, d’armements et de renseignement. Leur bonne tenue au combat tranche singulièrement avec les jugements très critiques émis par de nombreux analystes qui insistaient sur le niveau de corruption au sein de l’institution militaire et l’incapacité de celle-ci à se réformer et à se moderniser. Les aptitudes qu’elles démontrent contredisent ce constat sévère. Les faiblesses russes expliquent certes les performances tactiques ukrainiennes mais il faut aussi considérer un autre facteur qui est celui du ressort moral d’une armée qui se bat pour défendre sa terre avec le soutien de la population. Partagée par la langue, la religion gréco-catholique et orthodoxe, l’influence russe et l’influence occidentale, l’Ukraine fait pourtant la démonstration qu’elle possède une réelle identité nationale. Elle est devenue un État-nation. Il ne faut pas oublier qu’en 1991, l’indépendance de l’Ukraine a été approuvée à 92% avec une participation de 85% du corps électoral. L’agression russe a pour effet de renforcer le sentiment patriotique. La détermination qui en résulte vient confirmer l’adage bien connu du stratège et historien athénien Thucydide : « La force de la cité ne réside ni dans ses remparts ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens. »

Certains observateurs n’hésitent pas à dresser un tableau plus mitigé du moral de l’armée russe en alléguant qu’elle serait mal ravitaillée, qu’elle n’était pas préparée à envahir l’Ukraine et qu’elle est sidérée par la résistance du peuple ukrainien. Il n’en demeure pas moins que les conquêtes russes sont significatives et qu’elles se poursuivent, ce qui veut dire que le moral et la discipline des unités ne sont pas réellement entamés. L’armée russe reste, elle aussi, animée par un fort sentiment patriotique. Elle bénéficie du soutien de la nation et reste fidèle à Vladimir Poutine.

De sombres perspectives à court terme

Malgré les limites qui ont été soulignées, l’armée russe n’est pas en situation d’échec. La guerre a commencé, il y a six semaines seulement et les gains territoriaux sont importants.  Elle ne cherchera pas à contrôler l’ensemble du pays mais reportera son effort sur le Donbass. Il faudra voir, dans les semaines qui viennent, si les forces ukrainiennes sont capables de tenir les positions actuelles. On risque donc d’assister à un enlisement avec des Russes qui ne pourraient plus conquérir de nouveaux espaces et des Ukrainiens trop faibles pour envisager de les chasser des territoires conquis. Raisonnablement, faute d’une victoire possible, Kiev et Moscou devraient chercher une issue diplomatique. Celle-ci est très improbable à court terme. Vladimir Poutine doit obtenir des résultats suffisamment notables pour ne pas apparaître comme le perdant. La détermination ukrainienne ne faiblit pas pour le moment. La solution négociée n’est pas d’actualité. Le conflit devrait donc durer entre une Russie affaiblie, dépendante de la Chine pour compenser les sanctions occidentales qui pèsent lourdement sur elle et une Ukraine partiellement occupée soutenue par l’Occident. Une nouvelle guerre froide ou plutôt tiède, en quelque sorte. Sans perspective de victoire militaire par les moyens conventionnels, Vladimir Poutine pourrait alors être tenté de masquer son échec en changeant la nature du conflit. C’est ainsi qu’il brandit l’arme nucléaire, entretenant l’ambiguïté sur ses véritables intentions.

[1] Principes de la guerre : formalisés par le maréchal Foch, ils fondent la réussite de toute opération militaire. Par définition, ils doivent être peu nombreux. « A la guerre, il y a des principes mais il y en a peu » Maréchal Bugeaud

[2] Liberté d’action : Possibilité pour un chef de mettre en œuvre, à tout moment, ses moyens, en vue d’atteindre le but assigné, malgré l’ennemi et les contraintes imposés par le milieu et les circonstances. La liberté d’action n’est jamais absolue, elle est relative.

[3] Économie des moyens : Répartition et application judicieuse des moyens d’actions en vue d’en obtenir le meilleur rendement pour atteindre le but assigné.

[4] Concentration des efforts : Convergence des actions et des effets des différentes fonctions opérationnelles en vue de réaliser la supériorité sur l’adversaire, en un lieu et à un moment, considérés comme essentiel pour vaincre.

[5] Tactique :  Art de combiner les moyens militaires, dans une mise en œuvre circonstanciée et locale des plans de la stratégie. Il s’agit de l’art de disposer et de faire manœuvrer les troupes sur le terrain.

[6] Fontenoy (11 mai 1745) : bataille s’inscrivant dans le cadre de la guerre de succession d’Autriche. Elle oppose les troupes du roi de France commandées par Maurice de Saxe à une coalition formée des Provinces-Unies, de l’Autriche, de la Grande Bretagne et de l’Électorat de Brunswick-Lunebourg (Hanovre). La victoire française est un chef d’œuvre tactique.

[7] Beslan : ville d’Ossétie-du-Nord-Alanie, dans la fédération de Russie

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