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L'Eglise : Foi

Force et violence dans la pensée chrétienne

Extraits d'un article du père Louis-Marie de Blignières, paru dans Sedes Sapientiæ n° 134 :

"[…] Alexandre Soljenitsyne, au début de son fameux Discours de Harvard, affirmait : « Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur. […] Faut-il rappeler que le déclin du courage a toujours été considéré comme le signe avant-coureur de la fin ? »

L’un des plus grands spécialistes d’Aristote au XXe siècle, le philosophe belge Marcel De Corte, soulignait, dans une étude magistrale, l’importance décisive de cette vertu dans le contexte actuel : « Le péché qui s’oppose le plus à la vertu de force se ramène à une forme quelconque de rébellion contre le bien commun, et celle-ci, en définitive, à l’exaltation du Moi et de son bien particulier. Si saint Thomas n’en parle pas, c’est que la société de son époque n’était pas rongée par l’égoïsme individuel et collectif […]. La vertu de force et son application en tous domaines […] revêt actuellement une importance […] sans exemple, tant dans la résistance que dans l’attaque qui la caractérisent. » […]

La force ou le courage est, selon la sagesse grecque, l’une des quatre vertus qui forment l’ossature de la vie humaine, une de ces vertus sur lesquelles s’appuient et tournent les autres, une vertu « cardinale ». Les auteurs inspirés et les penseurs chrétiens reçoivent et purifient cette conception, qui exprime un aspect de la nature même de l’homme, et la mettent sous l’influx de la foi et de la charité. […]

Selon le droit naturel, la violence n’est donc pas nécessairement un « dévoiement de la vertu de force », comme on l’écrit parfois. L’injuste violence s’oppose certes chez celui qui l’inflige, non seulement à la prudence et à la justice, mais aussi (selon les cas concrets) à des vertus annexes à la vertu de force, comme la patience, la magnanimité ou la longanimité. Mais il y a, nous en parlerons plus loin, des cas d’exercice légitime de la violence. Si toute violence est toujours un mal « physique » pour celui qui la subit (car cela va contre sa nature ; pour l’homme, cela va contre sa volonté), tout exercice de la violence n’est pas un mal « moral » pour celui qui l’exerce, car cet exercice peut être conforme à la règle droite de la raison. […]

Dans les milieux chrétiens, depuis une cinquantaine d’années, notamment chez nombre de prêtres et de prélats, on perd de vue cette donnée, et l’on a tendance à penser que toute coercition est opposée à la dignité de l’homme. Cette tendance découle, nous semble-t-il, d’une notion erronée de la dignité. C’est à bon droit que l’on rattache la dignité à la personne, mais on oublie souvent que la dignité de la personne – un sujet subsistant par soi dans une nature raisonnable – est d’agir selon la noblesse de sa nature. On peut déchoir de cette dignité par des actes opposés aux exigences de la nature humaine, notamment à cette dimension sociale et politique inscrite dans la nature humaine. Si un individu s’oppose au bien commun (qui est, en un sens, immanent à tous les biens propres), il déchoit par rapport à sa dignité d’animal politique, qui doit vivre de la raison et dans l’ordre de l’amour. Certes, un homme qui agit mal garde sa nature humaine, et donc la dignité d’être un sujet de l’espèce humaine. C’est pourquoi même le pire des malfaiteurs doit être traité comme un homme et non comme un bête. Il y a des traitements indignes dont il faut s’abstenir à son égard, et des droits (notamment dans son rapport à Dieu) qu’il faut toujours respecter. Mais, autant qu’il est en lui, il déroge par son agir à sa propre dignité : car l’agir de l’homme doit être conforme à la plus noble part de son essence. Lorsque l’on perd cela de vue, certaines questions deviennent vraiment inextricables. […]

On dénombre classiquement trois cas où l’exercice de la violence peut être légitime : l’un concerne le rapport entre individus, le second celui de la puissance publique aux membres de la cité, le troisième les rapports entre cités. […]

Le passage où Notre Seigneur affirme que « le royaume des cieux souffre violence et ce sont les violents qui l’emportent » (Mt 11, 12) a reçu diverses interprétations. L’une d’entre elles met en lumière le fait que tout exercice des vertus réclame l’exercice concomitant de la vertu de force, qui va, dans l’état concret de la nature déchue, contrarier certaines tendances et désirs, leur « faire violence ». Certes, lorsque c’est le sujet lui-même qui s’applique cette violence, c’est une « violence » dans un sens diminué : elle va contre une partie de l’homme (une passion désordonnée qui afflige l’une de ses facultés), mais non contre la plus noble partie de sa nature, à savoir l’intelligence qui comprend la nécessité de l’effort, et la volonté qui veut ce bien, conforme à la raison, de la mortification de la passion. […]

Saint Thomas d’Aquin, lorsqu’il rencontre cette scène fameuse du soufflet du valet à Notre Seigneur, indique la portée de l’attitude du Sauveur et l’instruction à en tirer : « Il y a ici une question, parce que le Seigneur a prescrit à ses disciples : “Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre”. […] L’Écriture Sainte doit être comprise telle que le Christ et les autres saints l’ont gardée. Or le Christ n’a pas présenté l’autre joue au serviteur, et Paul non plus. Il ne faut donc pas comprendre que le Christ avait ordonné que l’on tendît au sens littéral, matériellement, l’autre joue à celui qui en frappe une. Mais il faut comprendre que l’âme doit se préparer afin que, si cela était nécessaire, elle soit dans une disposition telle qu’elle ne s’émeuve pas contre celui qui frappe, mais soit prête à supporter quelque chose de semblable et même davantage. Et cela, le Seigneur l’a observé, lui qui a livré son corps à la mort. Ainsi la protestation du Seigneur fut utile à notre instruction. » […]

La pensée de l’Aquinate et des théologiens de son époque, sur ce point, loin d’être émolliente, va jusqu’à affirmer qu’un juste exercice de la violence peut en certains cas constituer une œuvre de perfection :

La fonction militaire est susceptible d’être ordonnée au bien du prochain, et non pas au bien des particuliers uniquement, mais encore à la défense de tout l’État. […] Le métier des armes peut aussi servir au maintien du culte divin. […] Il est donc convenable d’instituer un ordre religieux pour la vie militaire, non certes en vue d’un intérêt temporel, mais pour la défense du culte divin et le salut public, ou encore la défense des pauvres et des opprimés.

On peut souligner en terminant que, si la force doit soutenir la justice jusqu’à l’emploi de la violence, elle doit s’allier à la prudence et refuser tout esprit de vengeance personnelle. Les combattants savent que le plus difficile est souvent de dominer sa propre violence désordonnée et de s’abstenir de toutes injustes représailles contre un ennemi vaincu. « La justice sans la miséricorde, c’est de la cruauté ; la miséricorde sans la justice aboutit à la dissolution. »

« Dès que nous entrons dans le problème de la violence exercée sur les autres, la conscience chrétienne entre dans un maquis de plantes épineuses de toutes espèces. J’ai parlé justement du rapport idéal entre les hommes, du rapport évangélique, autrement dit des rapports fondés uniquement sur la vérité et l’amour. Seulement il se trouve que ces rapports sont extrêmement difficiles, car la sainteté est rare, et même quand elle existe, elle n’entraîne pas nécessairement la réciprocité dans les rapports avec le prochain. Car les hommes, dans leur immense majorité, y compris les chrétiens, sont loin d’être uniquement dirigés par la vérité et par l’amour. »"

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