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Aucun mécanisme institutionnel ne peut trouver la vérité à notre place

Extrait d'un entretien donné par le mathématicien Laurent Lafforgue (médaille Fields 2002) à la publication italienne Tracce. Extraits : 

"Vous vous sentez européen ? En quel sens ?

Oui, en de nombreux sens. Par-dessus tout je suis chrétien, même si en soi le christianisme n’est pas une religion d’origine européenne. Je suis européen par la culture. Je suis un scientifique, dans le sens où je participe à une science qui a vu le jour en Europe même si on la pratique aujourd’hui dans tout le monde. Je suis européen aussi pour la culture littéraire : même si je suis mathématicien, j’ai toujours été intéressé par la littérature et la philosophie. J’ai passé beaucoup plus de temps à lire qu’à faire des mathématiques. J’ai lu les grands auteurs français et la grande littérature nationale des autres pays européens. […]

Aujourd’hui dans le monde juridique, par exemple, on conçoit le droit comme une construction formelle et arbitraire. De cette manière, on abandonne délibérément la question de la vérité. On fait ainsi parce qu’on a perdu le « sens de la verité ». Dans le monde moderne, nous l’avons en grande partie perdu, parce que nous cherchons la vérité avec le critère de l’objectivité parfaite. Nous voudrions une machine qui trouve la vérité de manière automatique à notre place. Comme nous ne sommes plus sensibles à la vérité, nous avons besoin que quelqu’un le soit pour nous. Mais aucun mécanisme ne peut remplir ce rôle : les institutions, un régime politique, une constitution… Aujourd’hui nous voyons les conséquences de la perte de sensibilité à la vérité et en même temps nous manquons de recettes pour retrouver cette sensibilité. En tant que chrétiens, cherchons à être humbles sur ce sujet.

En quel sens ?

Le christianisme dit que face à la vérité nous sommes très fragiles. Non seulement notre sens moral est blessé – nous sommes pécheurs – mais aussi notre intelligence. Et ainsi nous sommes à chaque instant sujets à l’erreur. Et pour nous protéger de l’erreur, pour espérer avancer sur le chemin de la vérité, nous n’avons de meilleur recours que la prière. Nous adresser à Dieu et le prier humblement de nous illuminer, parce que nous faisons l’expérience, parfois individuellement, parfois collectivement, d’erreurs monumentales. Aujourd’hui nous assistons à des choses aberrantes, mais si nous regardons l’histoire, nous voyons que de nombreuses choses qu’aujourd’hui nous considérons comme horribles n’étaient pas perçues comme telles à l’époque. Notre intelligence est aussi faible que notre volonté. Nous avons besoin de nous adresser à Dieu et de le prier de nous illuminer. Et ceci ne nous dispense pas d’utiliser la rigueur de la raison, ne nous dispense pas d’être intelligents.

Que peut apporter le christianisme à l’Europe ? 

Je ne parlerai pas de la contribution du christianisme, mais de celle du Christ. Au fond, « le christianisme » ne nous intéresse pas, nous, chrétiens. Il y a des personnes qui s’y intéressent, peut-être des personnes qui ne sont pas chrétiennes, et qui veulent voir les effets de la foi chrétienne dans l’histoire. Ce que les chrétiens ont fait de bien et de mal. Les fruits de l’Eglise. Mais pour nous, être chrétien ne signifie pas faire quelque chose du christianisme, mais plutôt s’adresser au Christ. Ceci ne signifie pas que nous nous désintéressons de l’histoire, parce que justement, nous, pour une part, avons connu le Christ à travers la tradition. Nous sommes liés au Christ historique à travers une chaîne historique. Aujourd’hui le sentiment dominant en moi est que sans le Christ nous sommes perdus – pour illustrer, voyez-vous le passage de l’Evangile où le Christ voit la foule et s’émeut parce qu’ils étaient « comme des brebis sans berger » ?

Etre chrétiens face au monde et dire ceci ? Que le Christ est la réponse au besoin de l’homme ?

Je suis bouleversé par une phrase de saint Pierre : « Seigneur, nous ne comprenons pas tout ce que tu dis mais où irions-nous ? Toi seul as les paroles de la vie éternelle ». Elle me surprend, je cherche à me l’approprier et je vois que je ne suis pas seul à éprouver ce sentiment. Mais je sais aussi que telle n’est pas la direction générale de la société. Je vois que la majorité des gens est désespérée et mène une existence frénétique en tentant par tous moyens de l’oublier. Les gens savent qu’ils sont perdus, et la plupart pense que c’est irrémédiable.

Vous avez participé au débat sur l’école en France. Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire et pour quelle part a compté le fait que vous soyez chrétien ?

La foi chrétienne rend attentif aux personnes et donne des raisons pour transmettre la vie. Ce qui signifie mettre au monde des enfants, certes, mais aussi transmettre la vie intellectuelle. Aujourd’hui le fond du problème de l’école est que nous ne savons plus bien pourquoi le savoir doit être transmis. On a un doute profond sur tout ce que nous sommes en mesure de transmettre. Même le milieu intellectuel et universitaire doute de la valeur de ce qu’il fait. Et puis il y a le doute sur la valeur même de la vie. Aujourd’hui, toutes les sociétés européennes ont peu d’enfants, et elles ont peu d’enfants parce qu’ils doutent que la vie ait vraiment une valeur. Pour nous chrétiens, c’est le Christ qui nous le fait voir. C’est le lien avec Lui qui rend raison de la valeur de la vie. Pas au niveau intellectuel : ce n’est pas une théorie qui justifie la vie. Si nous sommes tournés vers le Christ, la valeur de la vie est une évidence palpable. Il est la valeur de la vie dans toute sa plénitude. D’autre part, pour enseigner, il ne suffit pas d’avoir conscience du fait que la vie a une valeur. Il convient d’avoir aussi une idée de ce qu’est l’homme. Qui sont les jeunes à qui nous devons enseigner ? Si nous ne savons pas qui ils sont, si nous pensons qu’ils sont de la matière manipulable de manière arbitraire, il n’y a pas besoin d’enseigner ceci ou cela. Tout est opinion. Si nous sommes tournés vers le Christ, nous voyons l’homme à travers Lui. Le Christ est le modèle de l’homme et aussi celui du maître.

Pour vous voir l’autre comme un bien est une nécessité ? Ou bien cela peut être fruit d’une élaboration morale ?

Dans le milieu scientifique, l’autre peut être quelqu’un qui m’enseigne quelque chose, mais il peut aussi être un concurrent. L’attitude générale entre les scientifiques est ambivalente. Mais il y a un autre nœud, un autre point de convergence dans le monde scientifique, présent dans toute la société européenne : le rôle des jeunes. Prenons-nous en considération que ces nouvelles personnes sont un bien ? Selon moi, non. Je le vois dans mon domaine, et puis en Italie la situation est dramatique. Les sociétés contemporaines ne savent pas comment s’en sortir avec les enfants et les enfants devenus jeunes gens. Et c’est la même chose pour les personnes âgées, qui vers la fin de leur vie ne sont plus considérées comme un bien. On en arrive là parce que nous avons perdu le sens de la personne comme un bien. Aujourd’hui, nous pensons que la personne est un bien seulement si elle est efficace. Si elle est en mesure d’accomplir des tâches. Mais ce n’est pas un bien en elle-même.

C’est un problème très européen

Pas seulement. En Chine, la personne est considérée comme un bien en soi ? Je ne dirais pas ainsi. Les personnes, pour justifier leur propre existence, doivent se battre les unes contre les autres. Si vous n’avez pas de succès, si vous ne vous enrichissez pas… Chacun doit démontrer sa valeur. Il n’y a pas de valeur en soi.

Si vous deviez dire brièvement si un nouveau départ est possible, que diriez-vous ?

Seul l’Esprit saint peut donner un nouveau départ. Avec les seules forces humaines c’est impossible. En France, l’an dernier, nous avons vu le gouvernement proposer une loi pour dénaturer le mariage. Mais à la surprise générale, il y a eu une opposition très forte. Des millions de personnes sont descendues dans la rue pour manifester contre cette loi. Mais de ces manifestations est né le mouvement des veilleurs. C’est quelque chose d’imprévu et personne ne sait quels fruits cela portera. En même temps, je pense que ce mouvement est une conséquence de l’enseignement de Jean Paul II d’abord et ensuite de Benoit XVI.

Qu’est ce qui vous frappe chez ces veilleurs ?

Je suis allé aux veillées plusieurs fois et je les ai vus et écoutés. Ce sont des jeunes qui sont assis par terre en silence et écoutent des lectures de textes littéraires ou philosophiques. Leur but est de retrouver les fondements philosophiques de la société. Selon moi, c’est quelque chose d’extraordinaire. Quelque chose que les partis politiques ne sont pas en mesure de faire. Ce sont des personnes non violentes, au contraire, extrêmement pacifiques. C’est impressionnant. Ils sont une vraie surprise.

Ils sont une espérance pour l’Europe ?

Pour renouveler l’Europe, il faut commencer ainsi. Ce n’est pas imaginable que les hommes politiques se convertissent tout d’un bloc. Et ce ne sont pas les institutions qui les convertiront. C’est au niveau des personnes qu’il peut se passer quelque chose. Tout est né de manière très discrète : les grands mouvements historiques naissent de choses très petites."

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