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Valeurs chrétiennes : Culture

4 questions à Fabrice Hadjadj à propos du colloque “Qu’est-ce que la France ?”

6a00d83451619c69e201b8d240e62a970cPrendre pour thème des Rencontres Philanthropos : « Qu'est-ce que la France ? », n'est-ce pas trop ambitieux ? Et n'est-ce pas, en même temps, reconnaître que plus rien de commun n'unit les Français ?

Il ne s’agit pas d’ambition mais d’un tropisme (ou d’un travers) à la fois poétique et philosophique. J’entends toujours les mots dans leur sonorité, dans leur évocation (ça, c’est pour la poésie), et je cherche aussi l’essence qu’ils désignent (ça, c’est pour la métaphysique). Ainsi me semblait-il évident de faire résonner ce nom pour lui-même, dans la question la plus simple, sans prédicat, laquelle est aussi la question élémentaire de l’enfant autant que du contemplatif, du naïf autant que du penseur : « Qu’est-ce que c’est ? » Répondre à cette question, c’est sans doute répondre d’abord à la question de savoir quelle est la substance d’un pays, d’une nation, d’une patrie, d’un État (je mets plusieurs termes pour la laisser ouverte au maximum). Dans quoi réside la France ? Dans une idée platonicienne ? Un ange de la Nation ? Une volonté de Dieu (ce que suggère l’histoire de Jeanne d’Arc) ? Une mémoire collective ? Des valeurs ? Le paradoxe qui me frappe le plus, c’est justement cette ambition républicaine de porter des « valeurs universelles » qui apparaît à travers les expressions « terre d’accueil », « patrie des droits de l’homme », mais qui, en même temps, vide la réalité française de toute spécificité, de toute singularité historique, et conduit la France, au nom de l’universalisme, à devenir une succursale de l’économie mondialisée. Vouloir être tout pour tous, c’est se condamner à n’être rien. C’est le problème de la Révolution Française, et du laïcisme qui s’ensuivit, lequel est à la fois stade suprême du gallicanisme et son explosion : le siècle des Lumières se met à oublier la Lumière des siècles ; la Convention prétend couronner l’histoire en la faisant déboucher sur des principes qui seraient hors de l’espace et du temps, et, par là, se prive de sa sève, coupe la branche sur laquelle elle est assise, tombe dans une amnésie qui la livre entièrement à l’empire de l’innovation et détruit sa vision politique pour condamner le peuple, au final, à une gestion médiatique et marchande.

On oppose souvent les « deux patries » ou encore la citoyenneté formelle et l'enracinement charnel. Pensez-vous que les deux soient conciliables ?

Il est important de désidéologiser cette opposition. Si l’on considère l’appartenance sur un mode filial, et non sur un mode contractuel (qui fait que, selon votre humeur, vous vous choisissez français, ou américain, ou qatari, ou que vous piochez dans le patrimoine, selon votre humeur et votre intérêt), on doit prendre sa famille tout entière, comme elle est, même si l’on préfère tel grand-oncle à telle tante. Refuser un seul événement de l’Histoire, c’est refuser le réel, c’est refuser le chemin qui nous a conduit jusqu’à ce temps, le seul qui soit le nôtre, et le seul dans lequel il nous appartient d’agir. La France, c’est désormais la Monarchie et la République, la Tradition et la Révolution. Mais il faut aussi partir du factuel le plus direct : la langue et le pays. Il y a des paysages de France, qu’il faut connaître et préserver, car, si notre rapport au pays passe uniquement par le Centre Commercial, pourquoi se sentir d’ici ou d’ailleurs, plutôt que de nulle part ? Et il y a une langue française, dans laquelle j’ai appris à dire « Maman », « Papa », et « Moi », et j’ai le devoir de la cultiver si je ne veux pas me perdre dans les algorithmes et les smileys. En un mot, la reconnaissance doit précéder la critique, sans quoi la critique elle-même tourne au déni. Cependant, je suis pour le paradigme de la culture, plutôt que pour celui de l’enracinement. La culture, c’est un enracinement qui est devant nous, et non pas derrière. Qui exige le soin et la taille, et vise avant tout la fructification. L’oiseau ne chante bien que dans son arbre généalogique, disait Jean Cocteau, mais cela veut dire que le but est de chanter une histoire dans laquelle on sent partie prenante. Pour ma part, je suis juif, de nom arabe, de confession catholique, et je dois assumer tout cela dans le génie français, parce que c’est le don de ma langue et de mon lieu natal. Mais peut-être que pour y croire, sans verser dans un nationalisme étroit, c’est mon catholicisme qui m’aide. Dieu est le Dieu de tous les hommes, qui les appelle à une patrie éternelle, mais il les a aussi créé chacun dans une patrie charnelle, locale, particulière, et si l’on méprise cela, on méprise la providence divine. L’accès de l’individu au monde et à l’éternel ne se fait pas immédiatement, il s’opère à travers un pays et une époque. Rien ne ressemble plus à l’immensité du paradis qu’une maison avec un jardin, où l’on converse et chante avec ses amis. Rien n’y ressemble moins que l’ONU.

Alors que triomphe l'individualisme, peut-on encore parler de bien commun ou, tout simplement, de commun ?

Ces notions d’individualisme et de bien commun sont peut-être encore trop générales pour nous aider à penser la France. Elles se posent aussi bien partout dans le monde. Et puis elles passent à côté de ce qui constitue la vraie question de notre époque, qui n’apparaît même plus comme une époque, mais comme un délai, pour reprendre les mots de Günther Anders. Nous vivons désormais dans l’horizon de l’extinction de l’espèce. Dans cet horizon, toute héroïcité semble exclue : le héros pose des exploits qui peuvent être chantés dans l’avenir, mais s’il n’y a plus d’avenir, s’il n’y a qu’un futur sans Français, sans humanité, seulement avec des califes et des cyborgs, à quoi bon ? Voilà pourquoi nous voyons apparaître en réaction, d’un côté, un pseudo-héroïsme impatient et autodestructeur, celui des attentats-suicides ; de l’autre, un consumérisme où les nouveautés cherchent à nous étourdir et vont nous étouffer de plus en plus dans nos déchets. Ce qui nous manque avant tout, c’est le souffle d’une espérance qui ne peut plus se contenter des espoirs de substitution du progressisme. Voilà pourquoi le religieux ne pourra que revenir dans l’espace public. Et s’il ne revient pas sous la forme d’une foi qui assume la raison, d’une grâce qui guérit la nature, d’un esprit qui épouse la chair, comme dans la tradition juive et chrétienne, et plus spécialement dans la théologie catholique, alors il reviendra sous une forme fidéiste et fanatisée.

L'Education nationale qui devrait être l'une des sources d'une vision commune pour l'ensemble des Français n'est-elle pas, au contraire, l'une des principales sources de la perte de sens collectif ?

Je vois une certaine continuité entre l’école de la IIIe République et celle d’aujourd’hui, même si on y a remplacé Racine par Fred Vargas (que j’aime bien, par ailleurs). En ayant voulu promouvoir un sens collectif abstrait, désincarné, celui du jacobinisme, l’école de la IIIe République a préparé la disparition contemporaine du sens collectif, qui ne se retrouve guère qu’à l’occasion des championnats de football. C’est qu’un sens qui n’est pas sensible perd peu à peu de sa force pour un animal rationnel (qui n’est pas un ange). On peut dauber tant qu’on veut sur l’Éducation Nationale, la rêver plus nationale et moins éducatrice qu’instructrice, reste à savoir si une telle délégation éducative à un organisme d’État est en elle-même légitime. Je crois que l’on s’élève au plan national à travers des corps intermédiaires, en passant par les familles, les quartiers, les villages, les corporations, les régions… C’est comme cela que l’on accède à un universel concret et à un sens sensible. C’est comme cela que les pères peuvent supplanter les experts. En économie, cela s’appelle le distributisme, Dans la doctrine sociale de l’Église, cela s’appelle la subsidiarité. Chacun sait, de toute façon, que l’avenir est aux écoles libres, surtout celles qui se développent à l’ombre d’un clocher, entre une ferme et un champ. Ou bien il n’y aura plus d’école, mais des entreprises de pose d’implants et de reprogrammation.

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